ENRIQUE VILA-MATAS : JOYCE OU SIMENON ?
Faut-il préférer Monsieur Hire de Simenon au Finnegans Wake de Joyce, ou l’inverse ? Le choix s’impose-t-il du reste à nous ? Ne vaudrait-il pas mieux feindre l’un et l’autre, pour tenter de construire une trame romanesque véritablement téméraire ? …
Dans son essai, Vila-Matas lui-même combinait cette feinte, nous embarquant dans un récit des plus conventionnels parfois, déroulant le songe de ses lectures, écrivant comme porté par une attention flottante, celle que décrit la psychanalyse dans le cours de la cure, si propice au surgissement de significations révélantes. Vila-Matas faisait semblant de rêver, de songer au monde, à ce dehors inimaginable dont nous ne savons jamais rien dire, ou si peu, et si inutilement… Et finissait par placer sa méditation sous l’autorité de l’écrivain Chejfec, l’auteur de Mes deux mondes, le seul contemporain selon lui à avoir tenté d’accorder Finnegans à Hire, pour bâtir dans les lettres contemporaines le "dernier bastion d’une narration conçue comme un art".
Mais cette réconciliation est-elle seulement possible ? Souhaitable ? Quel en serait le prix ? Celui de refuser les évidences de l’écriture expérimentale, tout autant que de l’écriture romanesque la plus conventionnelle ? Celui de refuser l’hermétisme facile du Joyce de Finnegans, ou de Musil, avouant dans son journal qu’à se relire parfois, il ne comprenait rien à ce qu’il avait lui-même écrit ?… Car peut-on glisser sans encombre vers une littérature abstruse, muette sur la signification des choses du monde dans laquelle elle vient pourtant prendre pied ?
C’est poser là au fond toute la question de l’histoire du roman, qui n’aura, ainsi que le rappelle très à propos Vila-Matas, et dès le début, jamais cessé de s’affirmer comme une révolte permanente contre les règles du genre. Voyez Gombrowicz, parodiant les genres pour mieux les déconstruire. Relisez Cosmos, ce polar métaphysique qui ne déroge en rien aux canons du genre policier, tout en dynamitant ses codes au point qu’aujourd’hui, aucun lecteur de littérature policière ne saurait sans doute le lire sans s’interroger sur ce qui fonde son goût du genre policier, dans cet espace des littératures si souvent bêtement calfeutrées.
La parodie. Quelle belle arme en effet, dont use à loisir Vila-Matas, parodiant à son tour la forme de la critique littéraire pour l’ouvrir à autre chose, spéculant, rêvant, narrant sans cesser d’interpeller le livre qu’il écrit sur les objets qu’il prétend se donner. On dirait du Virginia Woolf, ses conférences sur la littérature, construisant au final un texte fidèle à sa poétique, éloigné en apparence de tout travail critique, sans doute parce qu’il n’a cure d’y développer une visée pédagogique. Ecrivant donc sans toujours analyser, livrant un texte qui plus est émaillé d’illustrations, jouant de l’illustration photographique plutôt, comme d’un réel trouant de part en part le texte qui s’élabore. Jouant de l’illustration au fond comme par impuissance à dire : le réel de la critique, qu’est-il en effet ?
Vila-Matas nous livre ainsi un objet mal identifié, où la pensée achoppe et la critique ne survit pas au plaisir du texte, réconciliant ce qu’il feint d’être son objet : les écrivains prétentieux et leurs jumeaux idiots.
Peu routinier bien que dressant l’éloge de la routine d’écrire, Vila-Matas affirme ainsi son choix : il aime la littérature peu sûre d’elle, instable. Finnegans Wake donc, qui force tout lecteur à accepter l’aventure de se porter au contact d’un art radical, incompréhensible, de risquer l’exploration spectaculaire des limites de la littérature. Nous offrant au passage une lecture superbe de Joyce. Mais cruelle pour les successeurs de Joyce, qui ne nous apparaissent guère que comme des survivants pataugeant dans les décombres d’un texte qui les dépasse de la tête et des épaules. Mais pour autant, un Villa-Matas soucieux d’arracher ses marottes à la vieille littérature (celle de Hire), l’interrogeant sur ses capacités à générer des formes nouvelles du langage littéraire, ou se défaire des procédés imbéciles qui l’encombrent. Céline en renfort, lui qui s’échinait à sortir les phrases de leur signification habituelle -"Mais très légèrement ! (…), car si on fait ça lourd, c’est une gaffe. N’est-ce pas, c’est une gaffe"…
Vila-Matas tentant de sauver –mal nécessairement-, la bicoque littéraire, Simenon dont il comprend le souci de maintenir l’apparence de la convention pour approcher au plus près l’émotion qui va surgir d’un coup parmi les significations usées du genre. Certes, la frontière est plus mouvante qu’on ne l’imagine entre l’art idiot et l’art pertinent… Mais que peut-on écrire quand les coutures du langage universel se sont déchirées à ce point ? Finnegans Wake, rappelle Vila-Matas, a inventé une série d’impossibilités. Il ne croit plus guère au langage, ce à quoi veut croire Hire, loquace comme l’est le Faucon Maltais. Quand Joyce, lui, compose simplement avec cet univers désormais nocturne. La nuit va tomber dans Dubliners, son œuvre de jeunesse, est tombée sur Ulysse, tandis que la ville demeure endormie dans Finnegans. Joyce attrape alors les fragments de rêve qui dérivent entre les hommes, les ruelles, les tavernes, capture les échos des chansons qui s’élèvent encore, des bribes, un art du fragment, de paroles en échappée du monde… Mais l’un et l’autre, conclue Vila-Matas, ne créent-ils pas ce qui se passe maintenant, dans l’ici du lecteur ? Deux modalités d’un réalisme tenace en fin de compte, les deux bouts qu’il faudrait tenir en littérature, loin de tout procédé, cette facture qui obscurcit la vraie vie littéraire. --joël jégouzo--.
Chet Baker pense à son art, Vila-Matas, mercure de France, oct. 2011, traduit de l’espagnol par André Gabastan, 174 pages, 18 euros, isbn : 978-2-7152-3235-8.