ENRIQUE VILA-MATAS, CHET BAKER PENSE A SON ART…
Qu’est-il décent de lire, de nos jours ? Ces fictions narratives qui nous bercent d’illusion, ou cette littérature expérimentale qui ne veut pas nous divertir de la réalité brutale de notre monde ?
Peut-on lire encore Simenon et son vieux Monsieur Hire, ou ne vaut-il pas mieux chercher dans l’immense production éditoriale ce qui relève de cette autre tradition, celle de Joyce et de son radical Finnegans Wake ? Car quand on y songe, existe-t-il toujours, en ce monde, une simplicité inhérente à l’ordre narratif des faits si sages, si simples, si évidents et rustiques, que les fictions les plus conventionnelles alignent ? Ne vaut-il pas mieux renoncer à ces histoires puériles et affirmer avec Musil que "tout désormais est non narratif", et qu’en conséquence, la tâche du roman n’est certainement pas de nous bercer d’illusion ?
Nous vivons dans un monde qui n’offre guère la possibilité d’accéder à un ordre quelconque, celui du Rilke des Cahiers par exemple. Alors quid de ces œuvres déroulant placidement leur récit, quid de l’histoire en littérature quand la réalité non narrative du monde frappe si violemment à nos portes ?
Pourquoi lisons-nous encore ces romans de genre du reste, comme cette littérature policière si conventionnelle et qui nous ramène dans un monde de bluette sous le couvert de bien navrantes intrigues ficelées avec l’habilité du tâcheron ? Question que ne se pose pas Vila-Matas au demeurant, qui ne veut aborder ici que le problème de l’opposition entre deux conceptions de la littérature qui n’ont cessé d’irriguer notre culture contemporaine. Finnegans Wake de Joyce, ou Hire de Simenon ? Faut-il choisir son camp ? Jeter à la poubelle les œuvres des chanteurs de charme qui encombrent les rayons de librairie ? Beigbeder par exemple, qui n’est certainement pas le pire, mais dont l’œuvre, tout bien pesé, ne compte pour rien à l’échelle du temps littéraire… Ou bien les lire encore et accepter de balancer entre l’idiotie discursive et le prétentieux abstrait ?
Faut-il radicaliser ses lectures ? Affirmer avec Joyce que la vérité de la vie est littéralement incompréhensible et qu’en conséquence, on ne peut rien en dire et répéter après Beckett que l’art ne dit rien : il est. Il est son propre sujet. Autotélique. Sa seule visée. Comment ne pas voir que l’art non narratif, celui de Finnegans Wake, est notre seule demeure et la seule possibilité de fiction qu’il nous reste ? Mais alors, que faire d’un Simenon ? Que faire de la facilité narrative de Simenon, qui ne cesse de renvoyer à la simplicité inhérente d’un ordre du monde dont nous regrettons l’absence ? Le lire pour compulser cette nostalgie ? Pour survivre à notre défaite ? Pour témoigner de ce que nous ne pouvons pas vivre dans ce monde que nous nous sommes fait et que nous chérissons secrètement cet ordre rassurant des fictions narratives ?
Le monde, à l’évidence, ainsi que l’exprime si parfaitement Vila-Matas, est désormais très peu solidaire des anciennes structures narratives qui gouvernaient notre imaginaire et notre raison. Est-ce si certain ? Je veux dire, qu’il s’agisse là d’un trait spécifique à notre monde contemporain ? Relisez Alceste, d’Euripide, vous verrez combien ce dernier sait, déjà, ce que cache notre besoin de fiction.
De fiction critique aussi bien, ce à quoi se livre avec brio Vila-Matas, tour à tour séduisant et singulier, libéré du fétichisme de l’illisibilité mais ne sombrant pas, dans cette critique écrite comme une fiction, dans la machine rouillée des conventions. --joël jégouzo--.
Chet Baker pense à son art, Vila-Matas, mercure de France, oct. 2011, traduit de l’espagnol par André Gabastan, 174 pages, 18 euros, isbn : 978-2-7152-3235-8.