Enig Marcheur, de Russel Hoban
Le Kent post-holocauste nucléaire. Des êtres y ont survécu dans l’étroite limite d’une frontière intrigante. Dont Enig Marcheur, pour nous conter plus que nous raconter cette histoire, dans l’imparfait d’une forme grammaticale qui ne saurait pas vraiment si la chose relève du passé ou bien si elle s’invente jour après jour, là, sous nos yeux, cherchant le temps juste pour l’exprimer.
Un dit, quelque chose comme une légende en train de s’écrire, un récit fondateur, le journal aussi, d’Enig Marcheur.
Le Dit de quelque fondation improbable, qui ne cesserait de s’élaborer, de se ré-élaborer sous cette plume invraisemblable, heurtée, affrontant la difficulté d’un langage à peine fixé et se cherchant encore, tout comme d’un monde dont on ne reconnaîtrait plus l’histoire, ni les limites, frangé d’inquiétude et d’énigmes.
Un dit qui s’inventerait sous nos yeux dans un dialecte très peu assuré de lui-même, loin des sophistications linguistiques d’un Tolkien par exemple, dans un parler littéralement arraché, sauvé à ce qu’il reste du monde et de ses langues, copeau par copeau, les phrases que l’on entend s’organisant non sans peine autour de graphies singulières.
Des mots qu’il faudrait entendre plutôt que lire, ou les lire pour les entendre et en percevoir enfin le sens, réchappé d’un cauchemar à peine audible.
Une langue qui dirait plus qu’elle ne signifierait, à court de mots, de figures, tournant autour du monde sans prétendre l’enfermer, donnant à entendre ce qu’il reste des langues quand le monde n’est plus, ou ce qu'il en coûte de parler quand on veut faire monde, de nouveau. Une langue obstinée donc, étourdie, entêtée, centrée sur l’essentiel quand il s’agit de survivre : la dénomination, et faisant pourtant usage de ce mauvais pointeur qu’est la dénomination pour ouvrir à l’être une échappée au monde, mais l’ouvrir dans ce mal des mots, mortification, épreuve, concours impossible quand ils tentent d’agripper autre chose que les choses.
Un journal de bord mais d’un bord extrême, celui d’un monde débordant de toute part, menaçant, inconnu.
Une langue que l’on imagine tout d’abord volontiers impuissante à signifier autre chose que les actions simples du manger et du boire, les gestes de la survie du monde. Car c’est d’emblée ce qui frappe, cette langue : face au monde, terrifiée mais tentant de s’en dégager pour faire monde, dans un monde qui n’est pas fait pour l’accueillir. Une langue comme à son début, tout comme l’est cette histoire d’un monde post-apocalyptique où l’homme a survécu. Un monde dont il ne reste presque rien, si peu à raconter au fond, les langues en usage dans le monde d’avant le Grand Boum disparues, et celle-ci qui se fabrique sous nos yeux, qui se recouvre à peine, rendant de l’un à l’autre la communication difficile, mais ô combien décisive.
Un récit fondateur qui ne serait pas encore écrit donc, que l’on écrirait, qu’Enig Marcheur écrirait, là sous nos yeux, avec des bribes de récits collectées ici et là, des histoires enchâssées les unes dans les autres, s’emboîtant mal parfois.
Le Dit de quelque civilisation –mais ce n’est pas le mot : des hommes, simplement, qui ne font pas encore civilisation, rescapés d’une histoire ancienne dont ils portent l’amer moire.
Un parler beau comme jamais dans sa franchise à renommer le monde. Métaphysique, forgeant l’accès de cette chose en nous, la conscience, dans son improbable profusion nous excédant de toute part. Une conscience qu’Enig décrit comme "abandonnée" en nous, tombée et non confiée. On ne sais trop d’où ni pourquoi. Livrée à elle-même, solitaire.
Enig Marcheur. C’est son nom. Marchant au devant de l’énigme d’être sans rien savoir de où il va, mais tenant langue de cette aventure.
Enig Marcheur comme une allégorie de l’écriture : faut-il un but pour écrire ? Et quand bien même on en aurait un, il resterait d’écrire, qui nous emporte toujours au-delà de toutes nos intentions.
En marche depuis toujours, sans commencements, ignorant des buts. Embarqué dans une sale histoire : la vie humaine, toute de guingois, obscure, jamais transparente à elle-même, donnée pour rien, rafistolée avant même que d’avoir été vécue, mais magnifique dans son obstination.
Comment exprimer du coup la moindre pensée sur l’homme qui puisse tenir la route ? Il y a bien les Affaires, son père mort, les responsabilités qu’il doit assumer, un peuple, une tribu à conduire, des horizons à tracer, et là-bas, au bout du monde physique, des fanges inconnues à déchiffrer. Mais comment faire quand on ne dispose plus, ou à peine, d’une langue capable de rendre compte du monde et de soi dans le monde ? Quand déjà ce monde est peuplé de chiens-gens, de signes, de mémoires, de chroniques aussi effrayantes que celle selon laquelle tout le savoir humain viendrait d’un regard de chien ?
Il faut entrer dans le texte, déroutant dès la première ligne, la première phrase, y entrer comme on n’entre jamais dans un texte à l’ordinaire, trop habitué que l’on est des formes du discours qui ne nous apprennent jamais plus rien.
Il faut le lire comme quelque Dit d’une civilisation disparue, l’Histoire d’Eusa, le seul écrit restant dans l’univers des hommes, et encore, à peine élaboré, réécrit sans cesse, sans cesse corrigé. Eusa l’homme sage qui déclencha la grande bataille nucléaire. Et l’histoire de Monsieur Mallin et celle d’Adom, l’homme des bois qui avait pratiqué LA BOMBE, Adom le Ptitome, compagnon du grand Boum.
Il faut passer du temps au Mystère qui s’écrit, où lire comme narrer relèvent chaque fois de la responsabilité individuelle. Il faut accepter de passer ce temps pour comprendre Enig, son père mort, Enig devenu un guide pour sa nation sur le toit du partage, ne sachant trop comment s’y prendre mais dès son premier Contact, affirmant qu’Eusa rêve les hommes…
La traduction française est proprement géniale, qui doit inventer son propre vocabulaire, sa grammaire, sa graphie, ses récurrences, régularités, laissant entrevoir ça et là nos vieilles racines latines et grecques, désarticulées comme pour mieux donner à entendre ce monde que nous savons si mal vivre.
E N I G M A R C H E U R, de R U S S E L L H O B A N, préface de WILL SELF, traduit du riddleyspeak (Anterre) par NicolasRichard, éditions Monsieur toussaint Louverture, à paraître 20 septembre 2012, 304 pages, 20 euros, ean : 978-2953366471.