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La Dimension du sens que nous sommes

EN EUROPE, C’EST A DIRE NULLE PART

7 Décembre 2009 Publié dans #en lisant - en relisant

Varsovie, dans les années 90. L’Europe pour destin. Mais les jours de neige, le goût âcre de la fumée du charbon rappelle Berlin et vous remet les pieds sur terre. L’ex-Est ressemble toujours à Beyrouth, avec ses blocs d’habitation immolant un ciel maussade. A six heures moins cinq, Paweł décampe de son appartement ravagé par les sbires du parrain varsovien. Il a trois jours pour lui régler sa dette. Il fonce tout d’abord chez Bolek, un nouveau riche, truand qu’on imagine en survêtement, chaînette en or massif autour du cou, gourmette d’aussi mauvais goût. Il veut lui emprunter le pognon qu’il doit, mais il va l’avoir à ses trousses. Varsovie. Une ville aux aguets, tandis que le vent ne cesse de tournoyer, de s’engouffrer entre les barres d’immeubles. Une ville pleine de cris retenus, exténuée déjà. Entre l’Allemagne et la Russie, ses tramways incessants rythmant la course éperdue de Paweł, Ulysse (celui de Joyce) des anciens mondes de l’Est nous donnant partout à voir ces invraisemblables intérieurs en formica, aux meubles rafistolés, aux tapisseries d’un autre siècle. Paweł cherche du fric dans cette ville acquise au libre marché mais n’en trouve pas. Alors il se laisse porter par des rencontres de hasard, pèlerin en son propre monde évidé, Pèlerin d’une Pologne non écrite encore, ré-écrivant superbement le Livre de la Nation Polonaise de Mickiewicz (intitulé aussi le Livre du Pèlerin Polonais), pour n’en laisser entendre que le rire de ferraille tordu des tramways varsovien, peut-être la seule continuité historique de la Pologne des années vingt à celle d’aujourd’hui. Varsovie. Le business devait sauver le monde. Des affaires, tout le monde voulait en faire. Tout un pays converti au salut libéral. Mais la réalité têtue : blocs de béton égarés dans le brouillard. «En Pologne, c’est-à-dire nulle part», riait (jaune) Alfred Jarry. Plus que jamais le grand nulle part dans ce rêve de Paweł. Marchés aux relents de chou, marchés de la misère, tout un monde enthousiaste et inquiet, trompé d’une manière certaine, par l’Europe qui ne vient pas mais s’annonce à grand frais. D’abord dans la libération d’une ahurissante violence. Ensuite dans la dénaturalisation, la déculturisation, ici de la Pologne, débarquée de toutes ses traditions dirait-on, en pleine mutation, certes, mais comateuse. Le tout écrit dans un style éblouissant, parfois virtuose – on songe aux énumérations à la Perec (tentative d’épuisement d’une place parisienne)-, parfois asphyxiant. C’est alors toute l’atmosphère du Sartre de La Nausée qui vient sourdre dans des pages ouvrant à une phénoménologie de la déroute, de la poisse, du glauque varsovien, avec pour seul horizon la campagne polonaise des années 90 et ses routes non carrossées, la boue et les chevaux de trait pour moyen de locomotion.
Une œuvre romanesque contemporaine dressant sans complaisance le portrait d’une génération abîmée, exilée. Les désenchantés. Encombrée d’une foule de personnages –trop, ressentons-nous-, intermittents d’une vie usurpée, envahissant sans vergogne le récit, proliférant pour lui faire obstacle et n’en laisser voir que le portrait d’une ville assommée. Pavane pour une Europe défunte, l’ancienne Europe martyrisée convoquée ici sans son Histoire, tout juste les restes d’un Empire dont nous ne savons plus rien. Fantôme que cette histoire ignorée désormais, fantômes de ce presque nouveau monde que ces escrocs minables et ces enfants abrutis, errant d’un ennui l’autre.
joël jégouzo--.

Neuf, de Andrzej Stasiuk, traduit du polonais par Grazyna Erhard, mars 2009, 350 pages, 25€, ISBN : 978-2-267-02026-7
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