Elie Stephenson, Terres mêlées (Guyane française)
Le livre recouvre trois ensembles de recueils publiés par le poète sur une période d’une quarantaine d’années : Terres mêlées, Ismée ou les oiseaux de lumière et Hasta sempre. Assez pour dessiner une trajectoire, d’une poésie de combat à une poésie d’ébranlement dirions-nous, du militantisme adjurant à l’intime imploré.
Témoignage, indignation, exhortation, dénonciation, les premiers poèmes placent la souffrance des peuples opprimés au centre de leur raison d’être, travaillant dans une langue manifeste ce «désespoir des terres affamées », des HLM où l'on entassa les immigrés à cette savane dévastée des peuples d’Afrique noire. Algérie, Palestine, Liban, Amérique du Sud, Elie Stephenson conjugue toutes les souffrances de tous les peuples dont le combat séculaire a fini par s’affirmer comme notre seul vrai héritage, dans cette obstination des miséreux à vivre et dessiner un nouvel horizon de justice. Poésie incandescente invoquant la tourmente coloniale, le racisme jamais achevé, toujours en reste de nos sociétés malgré ces «clartés rapiécées» des vagues promesses démocratiques qui se sont succédées depuis les années soixante, malgré ce «soleil des non-alignés» où se sont entrechoqués les discours, brassant comme l’immense houle d’un monde à la dérive qui partout a fini par nous réduire à ses nécessités meurtrières -partout les puissants ont restauré la terreur raciste. Les images sont fortes, qui parlent de ces «solitudes d’envergure» qui sont les nôtres désormais et de cette Révolution avortée des années soixante, qui parlent un désir qui n’a pu revenir de son exil et a fait de nous des «dormeurs aux yeux abrupts».
A lire les recueils dans leur succession historique, il est impressionnant de réaliser ce que cette trajectoire dessine, de la survie de tous à la survie de soi, comme si, ne trouvant à éclore dans l’ordre du politique, le désir avait fini par percer violemment au plus intime de nos chairs pour nous rappeler à l'ordre de sa nécessité. Quelle leçon finalement que cette trajectoire, intimant l’appel du désir dans l’intimité pressente de l’être. Guérilleros désarmés, le désir nous sommes de traduire dans nos corps son urgence. Mais c’est aussi comme un appel isolé, enfermé dans une demande d’amour désespérée, comme il en va dans Ismée, dont l’absence est partout désenchantée dans notre monde. L’Autre sans cesse espéré est comme recouvert d’ombres et de cendres. Il est étrange de lire poème après poème cet appel lancé depuis une si profonde solitude de l’être, où l’Autre jamais présent s’entend comme d’une bataille qu’il faudrait d’abord mener contre soi. La route est longue en effet qui mène à l’autre quand le monde n’en a plus crayonné le chemin, plus longue encore depuis notre défaite commune devant ce désir de révolution abandonné en chemin. La route est longue qui ne nous distingue plus que dans le tourment d’être soi, si peu aptes à ouvrir une voie pour l’aimé qui ne serait pas qu’une simple folie personnelle. Il entre de la prière désormais dans cette écriture, sous les mots presque candides que le poète déploie. Peut-être parce que nous ne savons où vivre cette demande d’amour ? «Que faire en ces villes / Ce pays / Où tout m’égare ?». Le temps de l’exil est devenu la norme, chaque Un rabougri à la dimension de ses piètres émotions. A survivre plutôt qu’à vivre dans ce «pays de chien-de-race» qu’est devenue la France, profondément assoupie sur des montagnes de cadavres. Rien d‘étonnant alors à ce que l’écriture la plus récente du poète se soit presque faite innocente, épousant la romance des mots usés jusqu’à la corde que les médias diffusent à longueur de journée pour tenter d’y inscrire le réconfort de ne pas se croire seul. On est presque surpris par cet usage confiant qu’Elie Stephenson fait des mots les plus galvaudés et qui tentent d’accrocher l’Autre dans la perspective de l’intimité à soi. Des mots d’amour, mais d’une intimité qui peine à vivre. L’appel est incessant, insistant, réitéré d’un poème l’autre, tant et tant que se dessine au fond sa déroute, une défaite évidente à le renouveler sans cesse. A tant vouloir aimer et tant le répéter, qu’est-ce qui rate dans cette exhorte qu’il faille tant la réitérer ? Qu’il n’y ait pas d’espace commun pour la recueillir ? «Pour toi je fais naître / un peuple de héros», affirme le poète. Ce peuple disparu, tous les hommes que l’on voudrait levés, l’espoir d’une gestation au final plutôt que d’une geste… Alors de quel poids réel dans ce monde découragé la possibilité du baiser ? Qui plus est loin du charnu des lèvres, inscrite si obsessionnellement dans l’orbe du poème ? La grammaire consigne même ici son aveu, celui d’un imparfait : «tes pas ressemblaient », c’est assez dire qu’ils ne sont plus, qu’ils ne sont pas. Ou bien le vers s’affirme dans un présent qui ne déroule qu’une attente : «C’est l’aube je t’attends» - mais tu n’es pas. Comme si la force incantatoire de la poésie pouvait tout juste nous sauver encore un peu de cette déroute des temps présents, tandis que la mémoire se rappelle ces lieux confiants où jadis l’amour pouvait vraiment surgir : ceux d’une communauté humaine construite sur le lien attentif de soi à autrui. Quand il ne nous reste que le déchirement de la mémoire des peuples jetés à fond de cale, leur martyre jamais soldé. C’est sans doute de cette vie lacérée que «le désir oublié de la chair» doit surgir en fait, là où s’enracinent et le désir et la plainte d’aimer, qu’Elie Stephenson sait si bien convoquer.
Elie Stephenson, Terres mêlées, Ismée ou les oiseaux de lumière, Hasta sempre, édition A3, 2007, 200 pages, 15 euros, ean : 9782844361400.
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