Edward W. Saïd, Dans l’ombre de l’occident
6 Mai 2014
, Rédigé par texte critique
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#essais
Une reprise d’entretiens réalisés entre 1985 et 1996, au cours desquels Edward Saïd est conduit à s’interroger sur son parcours et ses engagements. En tout premier lieu évidemment, sur son engagement pour la libération de la Palestine, ouvrant à ce premier paradoxe que s’il fut bien reconnu comme universitaire «américain» de talent, les mêmes milieux intellectuels refusèrent en revanche de l’entendre comme militant palestinien. L’occasion pour Edward Saïd de renouveler son sentiment sur les discours occidentaux qui enferment allègrement l’Islam dans l’énoncé du dernier stéréotype racial et culturel acceptable, que l’on peut manipuler en occident sans jamais en être inquiété. Au-delà, ce qui lui importe surtout, semble être la monopolisation de la production de l’information, plus aliénante que jamais dans ’histoire humaine, étouffant dans l’œuf toute voix différente. Mais s’il nous faut certes construire des structures d’écho critique, Edward Saïd paraît dubitatif quant aux chances de contrer l’impérialisme néolibéral sur ce terrain. Il ne disposait certes pas, au moment de sa mort, d’une stratégie bien définie de conquête du pouvoir d’affirmer autre chose dans le monde, sinon sa conviction que « d’une manière ou d’une autre, nous avons besoin d’une autre dimension qui permette de penser le futur en des termes qui ne soient pas simplement insurrectionnels », rejoignant au fond l’idée diffuse désormais, selon laquelle un autre monde se construit déjà, et à la construction duquel participa sa pensée et sa production intellectuelle. Le plus intéressant des entretiens, au final, et tels qu’ils furent menés, demeure ainsi la vision qu’il a forgé d’une continuité, sinon d’une homologie de structure entre la tradition impériale et l’art du roman. Non une causalité mais un accompagnement, les faits liés au contrôle impérial portant en eux-mêmes cette dimension imaginative propre au roman, qui l’ont poussé à restructurer en profondeur l’identité humaine, à recomposer dans la création d’une identité fictionnelle les manières dont un Moi s’accommode de la société. C’est Defoe avec son Robinson, débarquant malgré lui sur une île perdue au milieu des océans et se rendant maître de son monde en moins d’une centaine de pages… Mais c’est aussi Joseph Conrad, si sceptique à l’égard de l’identité installée, écrivant dans une syntaxe toujours un peu défaite, sans s’imaginer qu’un jour elle trouverait son meilleur écho dans cet autre du monde où il plongeait ses rêves. Quant à l’Europe, elle est l’occasion pour Edward Saïd de formuler une critique très virulente à l’égard de ses intellectuels, toujours en quête de récompenses et gravitant dans les sphères du pouvoir pour les mendier, en se faisant de vains faiseurs d’opinions fagotés à la seule promotion de leur pitoyable parole–à de rares exceptions près.
Dans l'ombre de l'Occident, et autres propos : Suivi de Les Arabes peuvent-ils parler ?, de Edward-W. Saïd, et Seloua Luste Boulbina, traduit de l’anglais par Léa Gauthier, Payot, 12 mars 2014, coll. PbP, 203 pages, 8,15 euros, EAN : 978-222891053.