Edward S. Curtis : La fabrique du North American Indian
Pendant trente ans, Curtis s'est attaché à dresser l'inventaire de la vie des tribus indiennes au début du XIXème siècle. Il commence en 1900. Il ne restait alors quasiment plus d'Indiens aux Etats-Unis après leur génocide. Ce qui n'empêcha pas Curtis de prendre, pendant 30 ans, 300 000 cichés. Une oeuvre déchirante plus que somptueuse, suspecte, infiniment, Curtis se refusant à photographier ce que les indiens étaient vraiment, ni moins encore ce qu'ils devenaient. Seule l'intéressait cette pureté indienne qu'il avait en tête, cet état soit-disant "primitif" que les américains commençaient alors de consigner. Et comme les Indiens de l'Est des Etats-Unis ne répondaient pas à ses critères d'authenticité, il alla chercher à l'Ouest du Mississipi des tribus que la civilisation n'avait pas encore corrompues... Quel mirage ! Curtis posa dans le vide anhistorique d'un monde originel et pur les sujets qu'il photographiait, fixant à tout jamais pour l'homme occidental cette mémoire d'indien perché à contrejour sur des collines désertiques. Des êtres sauvages contemplant l'immense horizon, des hommes seuls, perdus dans l'immensité muette du monde. Le souci documentaire, Curtis le subsuma tout entier sous l'impératif de nostalgie qui le frappait alors. Nostalgie d'un monde libre, sauvage, où l'être n'était pas encore passé dans l'Histoire et vivait pour ainsi dire en symbiose avec l'univers. Images pénétrées d'un sentiment proprement océanique... Vanishing race, comme on le disait alors : une race en voie d'extinction. Une race. A peine des hommes. Figés dans leur éloignement mutique. Des êtres qui ne semblent pas dotés de la parole. Qui vivent dans des campements déserts. Comme si une immense soitude frappait leur "race". Des êtres qui ne tiennent au final que par nous, que par le regard que nous portons sur eux. Rien d'étonnant à ce que le regard de Curtis sur ces indiens soit aussi extérieur à son sujet. Et rien, bien sûr, concernant de près ou de loin dans ces images les derniers massacres que les indiens ont subis. Comme à Wounded Knee, où l'armée déploya ses fameuses mitrailleuses Hotchkiss pour liquider toute trace du monde indien, enfants, femmes, vieillards. Poursuivant les fuyards affamés pour les assassiner. Au moment du massacre, Curtis vivait à Seattle et formait le projet de devenir photographe. Avec l'argent de ses parents, il monta un commerce photographique : scènes de genre, portraits en pieds. Le goût de ses clients ouvrait à la photo romantique, à l'horizon chimérique. Pas la vie telle qu'elle est. Surout pas. Curtis s'y adonne, réussit, développe son commerce, son art si l'on veut. Il multiplie les images de paysages romantiques, collabore à diverses revues : l'image est vendeuse. Elle fascine, séduit. A cette condition : pas le monde tel qu'il est. Mais dans cet écart esthétique où l'être n'a plus à se soucier du réel. Curtis a tôt fait de comprendre le parti qu'il va pouvoir tirer des indiens. Il les prend à contrejour, les plante dans des décors brumeux, féériques. Il voit s'ouvrir une niche artistique. Il sera le photographe des Indiens. Un secteur sans concurrence. La Conquête de l'Ouest débuta presque en même temps que déferla le daguerréotype en Amérique. Curtis, 60 ans plus tard, affronte un marché élargi. Les indiens ne sont pas encore de "bons sujets" artistiques. Il faut travailler leur image, Curtis s'y attaque. A l'époque, seuls les Indiens "pacifiés" se laissent photographier. Les autres demeuraient occupés à se révolter. On n'aura pas leur image. En vérité, les Indiens avaient cessé de vivre comme ceux que nous montre Curtis. Il lui fallut alors organiser de véritables mises en scène. Accentuer le côté sauvage, primitif. Qui justifiait du reste leur extermination : décidément, ces indiens n'étaient pas de vrais êtres humains. Sanguinaires, sales, inférieurs, n'étaient-ils pas raisonnablement destinés à disparaître ? c'était au demeurant la théorie qui avait cours dans ces années où Curtis les exhibe : Manifest destiny. La preuve par l'image que les indiens n'avaient plus rien à faire dans notre monde. Ce qui est troublant, c'est de "voir" combien les scènes de Curtis sont "contaminées", l'une avec ces indiens arborant un crucifix qui a échappé à l'oeil du photographe, l'autre une étoffe manufacturée. Pourtant Curtis ne cessait de retoucher en studio. Il recadrait, éclairait (à la recherche de l'éclairage dit Rembrandt pour illuminer ses scènes primitives), ne cessant de manipuler en laboratoire ses indiens. Les Peaux-Rouges suscitaient des sentiments complexes, un fort mépris, de la haine, du dégoût et une fascination aussi. Il fallait pouvoir renvoyer cette image d'une époque révolue, fabriquer le Old Time American life... On commençait d'ailleurs de les exhiber dans des cirques, des shows. Nobles sauvages parés de plumes. Le Times pouvait titré, à propos de cette oeuvre de Curtis, aujourd'hui encore une référence mondiale : "il transforma l'Indien dégénéré d'aujourd'hui en un prince fier et libre"... sans rendre compte du travail cosmétique acharné du photographe, qui parcourait l'Amérique avec sa caisse pleine de perruques, de coiffes traditionnelles, de tuniques colorées et mille autres accessoires dont il revêtait les indiens qu'il croisait sur sa route, pour les faire enfin ressembler à eux-mêmes... On cherchera bien sûr en vain l'affreuse misère que vivaient ces figurants. Curtis la voyait bien pourtant, mais il ne voulait pas en faire d'image. C'est qu'il lui fallait achever la démonstration humanisante à laquelle il s'était attachée. Notre hypocrisie pour tout dire. A la fin de son parcours, trente ans plus tard, il ne restait plus d'indien à photographier. Curtis dut se résoudre à les prendre, qui avec sa cravate, qui avec sa voiture. Ces dernier clichés sont les plus authentiques. Mais les moins connus.
Edward S. Curtis , Photo Poche, édition Nathan, juin 1999, 129 pages, ISBN-13: 978-2097541093.
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