Du subversif dans l’art : Homeless vehicles de Krzysztof Wodiczkodu
Qu’on se rappelle le homeless vehicle project de Krzysztof Wodiczko (1988). Une œuvre empoignée tout d’abord dans l’espace new-yorkais, rejouée ensuite à Beaubourg. Deux images de la même œuvre. La même, vraiment ?
A New York, l’œuvre était un processus qui parcourait les rues de la ville, Krzysztof Wodiczko ayant décidé de fabriquer ses véhicules pour les offrir aux SDF. Un processus qui reflétait un engagement social. Travaillant l’opinion publique, Krzysztof Wodiczko, avait tenté avec ses véhicules de rendre visibles ceux que la ville enfermait dans leur transparence. Destinés aux sans-abri, ses Critical vehicles, dont le fameux Homeless, furent construits au terme d’entretiens menées avec les SDF, pour répondre à leurs demandes. Multifonctionnels ils permettaient de transporter les biens, de se laver et de dormir à l’abri. Inoculés dans les rues de New-York, ils furent rapidement prélevés par les autorités qui n’apprécièrent pas de voir pareillement mis en évidence le problème des sans-abri, qui n’en était alors qu’à ses débuts, bien loin d’être ce phénomène endémique que nous connaissons désormais.
The homeless vehicle project, comme son nom l’indique, était donc un projet, un processus, et l’œuvre ne recouvrait pas seulement l’objet lui-même, le véhicule, mais ses usages. Usages qui qualifiaient sa fonction politique, "publique".
L’œuvre fut ensuite exposée à Beaubourg, d’abord sur le parvis, puis elle gagna sagement une salle de musée. Plus question de projet désormais : les commissaires rabattirent le processus sur l’objet phénoménal, vidé de son effectuation politique. Mais ce nouvel usage qualifiait sa fonction artistique. Or ce que montrait Beaubourg ne faisait plus sens, ce qui n’empêcha pas les commissaires de l’exposition de gloser sur le contenu subversif de l’œuvre qu’ils exhibaient. Là est le problème : ne restait que la rhétorique du subversif, dépouillée de toute subversion...
Etait-ce au demeurant toujours la même œuvre ? En traversant l’océan, ce que l’œuvre avait perdu en contenu politique, "publique", elle l’encaissa en contenu artistique… Sans aucune transformation du discours construit autour d’elle… On nomma subversive, en France, une œuvre qui ne faisait que trôner sur le parvis de Beaubourg, loin de son recouvrement social. L’avant-garde artistique française, à travers le parti pris des commissaires d’exposition, affichait ainsi sa vraie résolution, la vraie révolution française en matière d’art contemporain pourrait-on dire, un tour de passe passe fumeux : l’esthétisation du politique. Dans cette esthétique de la subversion dépouillée de tout contenu subversif, ce que l’on proclamait avec force, c’était la force du concept de réquisition de Martin heidegger : l’art pour l’art, un art dont la logique autotélique vidait l’engagement politique initial de son contenu, ne pointant désormais, dans cette rhétorique du marketing militant, qu’un seul horizon : celui de la domination. Une esthétique de la domination en somme, subtile en ce sens qu’elle continuait d’épeler sa rhétorique du refus de la domination, tout en la reconduisant foncièrement.
A déplacer ainsi le discours initial de l’artiste (avec son consentement, il faut bien l’avouer), ce que nos commissaires énonçaient n’était rien d’autre que la production d’un art résolument étranger à la société, la surplombant, un art qui avait fini par prendre la bonne hauteur de vue pour, depuis cette distance quelque peu hautaine, accomplir et nommer le vrai lieu de la jouissance esthétique, justiciable du discours sociologique le plus plat : l’art est affaire de distinction sociale.
L’esthétisation de la politique que pratiquait l’éthique artistique ainsi conçue, formule impropre évidemment puisque le rapport que l’art entretient avec le monde réel ne peut être que technique (artistique), et donc éthiquement neutre, révélait au moins une chose, c’est que la sphère de son action était celle de la proximité intellectuelle, sinon de la confiscation sociale de la jouissance esthétique. Un mode de jouissance esthétique était né, qui témoignait de ce que le discours contemporain de l’art avait réussi à sortir la pratique artistique de la société. Mais à ce prix, la politique, le social, y étaient devenus des objets de contemplation artistique. Cet art qui ne vise personne mais ne fait que reproduire un discours stéréotypé sur lui-même, a transformé ainsi l’essence de l’agir artistique tel qu’il nous avait été légué par les générations précédentes. Et dans ce monde d’un art faussement subversif, le politique se voyait englouti par la sphère de l’art, qui ne savait plus adopter d’autre posture que celle de sa fonction purement rhétorique. --joël jégouzo--.
Deux images d’une même œuvre, l’une à New York, fonctionnant socialement dans les rues de la ville, l’autre sur une estrade muséale, lessivée de toute destination sociale effective.