DU DESIR D’ELEGANCE 1/3 (suite toscane 7)
Une Bella Donna se mirait dans les vitres de la Banca Monte dei Paschi, à Sienne.
Je la voyais arranger une mèche, un pli de sa robe, explorer son allure, indifférente aux passants, occupée de sa seule image, subito, tout entière inscrite dans le reflet d’un vitrage raffiné -soustraite au monde, en différant le retour.
Qu’est-ce qui donne au désir une telle puissance ?
Je la voyais soucieuse par moments, tout de même mécontente, arrangeant ici l’étoffe, repassant sous l’index le col qui rebiffait. Quel regard poursuivait-elle ? le sien propre ou bien celui d’un autre posé sur elle, appréciant ou dénigrant tel usage de ses courbes, le spectacle de son corps ?
D’où l’avait-elle saisi au demeurant, ce regard d’un autre la désirant un jour, ou plusieurs, sans pudeur ? Ce regard qu’elle rejouait ici devant l’élégante façade de la Banca Monte dei Paschi, ce regard qu’elle reconduisait et retournait sur elle pour s’y mirer, se faire belle, désirable ?
Elle n’était pas amoureuse de son image mais sidérée par ce regard qu’elle retournait sur elle à présent. La Bella Donna jouissait de se voir dans le reflet de cette vitre, contemplait dans ce miroir son pouvoir de séduction, l’élégance de sa mise, sa visibilité prise à son insu dans une réversibilité qui lui donnait un plaisir fou, bien que différé encore, dans le ravissement de sa construction.
D’où peut surgir le réel ? De quelle jouissance qui autorise de voir brusquement dans une vision parfaite l’objet de ses désirs ?
La Bella Donna se mirait. Il y avait une circularité dans son regard qui me fascinait. Une récursivité où s’arrimait le voir de l’autre, d’un autre qui l’aurait désirée, si belle, si délectable, dans cette élégance qu’elle construisait avec méthode, l’autre souverainement idéalisé, souverain désormais dans son altérité abstraite, créateur informel de ses formes, de cette grâce qu’elle dédiait provisoirement au miroir de la Banca Monte dei Paschi.
Je l’observais. Je cherchais à découvrir ce voir, cet être-vu qu’elle poursuivait dans le miroir d’une banque si recherchée elle-même, ce voir sans limite qui lui montrait tout ce qu’elle voulait voir d’elle, qui découvrait son corps, ses formes, l’arrondi d’une hanche, la courbe d’un sein entre ses mains soudain objet d’un charme rare qu’elle pouvait exposer à présent, bientôt du moins, qu’elle allait exhiber, offrir au monde, à moi-même aussi bien.
Le miroir pourtant n’était pas vraiment encore devenu un tableau, l’œuvre qu’elle voulait achever, ce moment de grâce qui la libérerait d’une station qu’elle savait momentanée. Il s’y réfractait trop de scories qui n’étaient pas encore tout à fait elle. Je le voyais bien à sa manière d’ajuster un pli, de reprendre une mèche.
Que contemplait-elle ? Je la regardais qui ne voyait qu’elle et peut-être pas même, scrutant une autre dans cette image d’elle saisie naguère dans le regard évanoui d’un homme qui l’aurait désirée, peut-être, dans un moment de son histoire ou patiemment reconstruit d’une expérience multiple de ces regards des hommes posés sur son corps.
Soustraite aux regards des passants bien que s’exhibant au regard de tous, elle seule voyait ce qui se tramait, qui rejouait, encore une fois, il me le paraissait du moins, une scène déjà ancienne et cependant toujours prégnante.
Elle seule voyait ce qui n’était pas à l’image dans ce miroir de la Banca Monte dei Paschi, que personne d’autre qu’elle ne pouvait voir, rassemblé pourtant là sous nos yeux, dans cette image qui la fondait déjà un peu bien qu’elle en inaugurait une autre, en poursuivait une troisième, image d’elle que je voyais se dessiner un peu mieux à chaque fois qu’elle reprenait la main sur elle.
Mais elle seule voyait cet ailleurs que je ne voyais pas et d’où lui étaient venues les raisons de son élégance, exorcisant la menace que le moi fait toujours peser sur nos existences, la repoussant, elle voyait à travers cette image un désir, peut-être : nul n’aurait su vraiment l’identifier, celui d’un autre le sien, peut-être pas même sinon un autre comme possible désir de soi. --joël jégouzo--.
images : Edward Hopper,
New-York Movie, 1939, et la
Banca Monte dei Paschi