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La Dimension du sens que nous sommes

Dissidence sociale et marginalité invisible…

11 Juin 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #Politique

barel.jpgL’idée que tout ce qui diffère dérange est une simplification naïve, affirme Yves Barel. Car il existe des marginalités compatibles avec l’ordre social en place (celle des extrémistes de droite par exemple), et des révoltes qui ne le détruisent pas et ne font que changer les hommes porteurs de cet ordre social -voyez aussi la "génération 68".
La dissidence est même une nécessité sociale : tout groupe humain voulant acquérir une identité doit se confronter à son altérité – au besoin en la fabriquant.
C’est si vrai qu’à certaines époques cette dissidence a été institutionnalisée. Tragiquement sous la forme d’un groupe émissaire, festivement sous celle d’un moment transgressif (les rites d’inversions carnavalesques).
Ainsi donc, la première question à se poser est celle de l’ambivalence de la dissidence sociale.
L’intégration équivoque des artistes dans nos sociétés contemporaines par exemple, traduit-elle une quelconque dissidence, ou bien n’est-elle pas plutôt un outil de la reproduction sociale ? La pseudo dissidence affichée par la plupart des artistes contemporains n’est-elle pas en effet l’expression d’un accord profond de la société avec elle-même ? Si bien que ce radicalisme de pacotille bien souvent, ne pourra apparaître que risible dans quelques décennies, sinon coupable…
Rappelez-vous : Marx disait toujours que les choses se reproduisaient deux fois : une fois comme tragédie, une seconde fois comme tragi-comédie...
Une société développant toujours une part de religion d’elle-même, il faudrait donc pouvoir distinguer tout d’abord la marginalité feinte, de la marginalité d’exclusion. Mais Yves Barel propose autre chose : une réflexion sur ce qu’il nommait la marginalité invisible. A savoir : une marginalité potentielle qui se révèle dans les événements dramatiques du social : le chômage, la précarité, l'exclusion. Une marginalité dont le caractère principal est d’être l’expression de ceux qui, au fond, désirent l’intégration sociale, mais ne peuvent y accéder -songer à nos générations d'enfants d'immigrés exclus, toujours, du pacte républicain. Une marginalité exprimant du coup deux univers sociaux et culturels distincts, au demeurant déjà pointée dans l’horizon des études sociologiques des années 1930, sous le vocable de marginalité sécante : sous l’apparence d’un continu, de la discontinuité surgit dans les vies qui y sont confrontées, organisant son travail de sape. Cette marginalité invisible conduit à l’existence de stratégies humaines et sociales construites sur deux plans, sanctionnant une image sociale brouillée.
Le premier signe manifeste de cette marginalité serait le retrait politique, selon Yves Barel. Ne pas voter. Ne plus voter. Ne plus jamais voter. Par exemple. Non pas cette fois la marginalité d’individus qui se marginalisent, mais celle d’individus qui marginalisent un mode dominant d'expression politique : le vote démocratique (si peu en fait). Non celle des minorités, mais celle de majorités marginalisées dans la société, et révélant de la sorte une société absente à elle-même. L'abstention électorale en est un bon exemple. Certes, en se retirant, ces marginalités permettent à la société et à son mode dominant de mieux exercer sa domination. Là est l'équivoque : la marginalité invisible est largement indécidable. Elle est une stratégie de l’équivoque, maintenant cet équivoque comme nécessité morale et sociale du moment. Pour qui voter, quand à l'horizon la peine reste la même ? Pourquoi voter quand la souffrance demeure ? Une stratégie qui impose de réfléchir en retour à la nature de cet équivoque et oblige à déplacer l’analyse sociologique de ses approches habituelles.
«Quand on se rabat sur le rapport au corps, observe Yves Barel, parce qu’on est fatigué du rapport au social», le sociologue ne peut pas ne pas réaliser que le social s’est d’un coup transporté dans le corps où l’autre semble échouer. Corps aux abois des millions de pauvres souffrant dans leur chair la mort lente qui leur est destinée.
La visibilité de cette marginalité, c’est ainsi de faire comme si elle détenait la solution (le repli sur le corps par exemple), alors qu’il ne s’agit en aucun cas d’une solution mais d’un état transitoire qui a le mérite de faire sortir du bois le besoin d’un renouvellement des outils au travers desquels une société tente de se saisir. Ou pour le dire autrement : de renouveler les narrations à travers lesquelles une société, un groupe, se donnent à lire. Il y a plus de huit millions de pauvres en France, Monsieur Hollande, par exemple.



Yves Barel, économiste et sociologue grenoblois, mort en septembre 1990. Il est l’une des personnalités du monde intellectuel français les plus injustement oubliées. Rappelons qu’il fut l’un des premiers, dès les années 70, à importer en France les outils conceptuels de l’analyse systémique. Et quant à sa carrière, il n’est pas anodin de noter qu’il décrocha l’ENA avant de voir son concours cassé par une décision inique visant à lui refuser son ticket pour la Haute Administration Nationale, cela parce qu’il était communiste. Fait rarissime dans l’Histoire de l’école, qui vit par ailleurs, en d’autres temps, l’un de ses concours reporté, pour permettre à un candidat -acceptable cette fois-, de le passer, alors qu’il faisait partie de la sélection française des J.O. Deux poids deux mesures, illustrés de belle façon…
La Dissidence sociale, de yves Barel, conférence prononcée au département « Humanités et sciences sociales » de l’Ecole Polytechnique, en 1982.
Le paradoxe et le système, Essai sur le fantastique social, de Yves Barel, Presses Universitaires Grenoble, réédition octobre 2008, ISBN : 2706114789.

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