DANS LE PAYSAGE TOSCAN (suite toscane 6)
Un jour la beauté du ciel, mes émotions en accord avec ma pensée, la lumière du soir, le paysage toscan, tous les hasards me parurent favorables et tout me devint suffisant.
(Et cela n’eut pas lieu que cette seule fois).
Le soleil descendait vers les hauteurs sous de légers nuages. Je passais le long des buissons, cheminais et ne savais dire quel heureux bruissement se propageait alors dans l’air tranquille. Tout restait calme dans cette saison fragile, les collines, deux cyprès au loin soulignant leur franchise, et l’ombre transparente des oliviers qui étendaient leur douce régularité ouvraient au terme de cette impression fugace : la beauté, l’élégance du paysage toscan. (Où était le bonheur ?)
Le sentier que je continuais à suivre, une eau agile, les roches ombragées, me donnait à penser que si la lumière avait été plus importante, l’horizon plus reculé, les forêts plus profondes, ce tableau n’aurait pas été aussi parfait. Ou bien faut-il croire que la constante beauté des choses nous est à charge ?
Une félicité sans mélange m’envahissait. D’autres feuilles et l’épine fleurit
-si la liberté nous égare, c’est sur un tel sentier qu’elle doit le faire.
Mais l’existence ne nous prépare pas à ne plus exister, et cela se perd entre deux collines.
Exister longtemps.
Le plaisir comme à l’instant où vous l’éprouvez, sous un ciel éclairé d’une autre lumière, héritée peut-être d’une très ancienne crédulité.
Je suis ici.
Le long moment voluptueux.
(Où se donne le bonheur offert à l’homme ?)
Peut-être suis-je à inventer tout simplement une jouissance qui m’était devenue habituelle et que je retrouvais, d’année en année, intacte, aussi neuve et disponible qu’au premier jour dans ce paysage et qui ne cessait d’être forte ?
Une respiration libre, la simplicité raisonnée, la mesure du compas humain œuvrant à anoblir toute chose. D’une telle nature au plaisir éclairé, qu’aucune volupté superflue n’entame, et qui se donne à voir comme l’indéfinissable expression de la permanence, qu'insuffler ?
Quelle loi sensuelle le cyprès exhibe-t-il ?
Ni l’épaisseur des forêts, ni le silence des montagnes, on peut recevoir partout un avertissement plein de consolation, mais que le désir puisse ne jamais s’éteindre, ça, la vie ne nous l’apprend pas.
Le plaisir inquiet et fatigué, debout sur l’imposant montage de ce que l’on voit mourir, ébranle plutôt nos solitudes enivrées.
Où voulez-vous résider ? On ne s’établit nulle part : le contentement n’éclaire que l’intérieur de l’être.
Feux qui ébranlent les couches minérales, dans l’espace dont la vue paraît consolante, collines, j’entends vos tumultes écoutés jadis comme des chants inspirés. (A quoi tient l’existence réelle ?)
La brume sur la plaine, le paysage mesuré.
Peut-être existe-t-il pour chaque être un lieu qui lui est prédestiné et où il entrevoit un état d’âme supérieur à la vie ?
Mais je ne voudrais pas m’arrêter là : nos arts sont des exigences qui n’achèvent rien.
Par les lignes et les formes, par les masses colorées qu’elle dispose, la Toscane rend la vérité inséparable du bonheur.
Je me reposais sans savoir en quoi, vergers, prairies au froid perçant du vent du nord, les soirs de la Terre ici prodigues en contemplation.
Le clair hiver marquait le pas, féru encore de claies d’osier tressées avec patience,
et le matin les paysans arpentaient les buissons débordant de secrets.
L’ordre du ciel, l’immense armée des verts, des bleus, le genêt flottant, une tige d’olivier et le cyprès nouveau dans ces espaces de lumière, sa ténèbre à la barre signant l’éloge toscan, conjuraient partout cette suite d’alarmes et de regrets qui épuise d’ordinaire nos présents.
Peut-être les étagements des coteaux exemplaires, la terre enfantant sa verdure aux brises où s’ouvrent les champs.
Quand les brouillards quittent le sommeil à l’extrémité d’une toiture, spectres laiteux, et que le ciel file son étirée et que l’on sait venu le temps de mettre en marche le monde, peut-être existe-t-il cet événement de l’être, devenir du premier paysage, soudain colline dans l’indomptable ouvrage, instance d’une origine où il ne s’agit d’être qu’entre-deux, l’indétournable nuit pesant pour vaincre l’idiotie du réel, la poésie, son comble de périls devenu verbe, instaurant son séjour où l’être est advenu. –joël jégouzo--.
images : Giotto, Mantegna, Lorenzzeti...