D’UNE JUNGLE (DE CALAIS) L’AUTRE : EXILER LES CAMPS D’EXIL POUR FAIRE LA DEMONSTRATION DE SA PSEUDO FORCE REPUBLICAINE…
Ecrit pendant la Grande Dépression, composé épisodiquement d’un camp de travail l’autre -ceux créés par l’Administration Roosevelt-, Waiting for nothing est un livre au désespoir brutal, qui s’ouvre sur une dédicace douloureuse : "Pour Jolene, qui a fermé le gaz".
Thomas M. Kromer, lui-même rejeton d’une famille littéralement tuée à la tâche, acculé à crever de faim sur les routes américaines, s’était convaincu de décrire cette époque qui fut aussi, littéralement, son seul destin.
Moins pour témoigner que pour notifier, tant il ne nourrissait aucune illusion sur l’accueil que réserveraient les gens de bien(s) à ce type d’ouvrage.
Une époque au cours de laquelle les vagabonds de la faim (les Stiffs dans le jargon de la période), parcouraient en tout sens le pays à la recherche d‘un travail qui n’existait pas.
Tuberculeux, marié à une tuberculeuse, il tenta d’écrire une second ouvrage qu’il ne parvint jamais à achever et dont il abandonna la rédaction en 1937.
Puis, reclus, invalide, il survécut trente années encore, traversant presque de bout en bout les Trente Glorieuses pour venir mourir à la fin des sixties, le 10 janvier 1969.
Tout au long des pages qu’il arrache à son néant, la préoccupation majeure que l’on voit poindre est celle de la faim. Trouver à manger, l’obsession de ses journées, comme d’autres grattent aujourd’hui la terre pour dénicher une racine comestible. Et avec les autres stiffs se saoule à l’alcool à brûler pour tenir bon l’hiver, disputant aux chiens leur pitance. Partout les enferme ce discours crapuleux qui jusqu’à nos jours a accompagné la souffrance des chômeurs : "trouvez-vous un job !"… Mais dans l’Amérique de Roosevelt, le seul job possible quand on était stiff était de s’enrôler dans un camp de travail pour casser des cailloux et terrasser les routes du prochain rêve américain. Dormir dans un sac à charbon, manger des quignons de pain rassis. Aux portes des Missions, Kromer décrit la file des loqueteux arrimés à leur bol de soupe. Parmi eux, il scrute les yeux des mères affamées, leurs poitrines creuses, et fixe dans sa mémoire les regards hallucinés des bébés accrochés aux seins taris, mordant les tétons de rage. Parfois un homme tombe de fatigue, et meurt, anticipant d’autres queues où d’autres hommes mourront bientôt. Tom fixe tout cela dans sa mémoire et sa tête explose, à détailler les stratégies de survie que les stiffs doivent jour après jour actualiser pour durer, seulement durer. Et Tom braille, beugle, invective et martèle ligne après ligne l’ultime leçon à laquelle tenir coûte que coûte si l’on ne veut pas se laisser bouffer par la phraséologie dominante : ne pas céder un pouce au discours libéral qui veut culpabiliser les pauvres de l’être et les chômeurs de vivre sans emploi. Grande leçon pour nous encore, que celle qui consiste à prendre conscience et dénoncer ces discours odieux répandus sur nos têtes pour étouffer dans l’œuf nos révoltes improbables et suffoquer les vies qui déjà se sont tues. Dans les jungles, ces camps improvisés où les Stiffs se rassemblaient -corps écrasés plutôt, enchevêtrés, tordus-, le seul cordial était en effet de pouvoir se dire encore, de pouvoir comprendre que, faute de savoir maîtriser les flux financiers, on avait fait de la maîtrise des " flux de pauvres" l’enjeu d’une communication débile, destinée à faire la démonstration de sa pseudo force républicaine.—joël jégouzo—
Waiting nothing, Tom Kromer, Knof ed., 1934
Les vagabonds de la faim, de Tom Kromer, trad. De l’américain par Raoul de Sales, Points Seuil, avril 2004, isbn : 2-02-05056-2
Les vagabonds de la faim, de Tom Kromer, trad. De Raoul de Roussy de Sales, préface de Philippe Garnier, Christian Bourgois éditeur, sept. 2000, isbn 2267015641