CULTURE ET INDENTITE EN EUROPE CENTRALE
Cursus littéraires et visions de l’Histoire… Un beau programme. Mais on se demande tout d’abord pourquoi nos auteurs se sont obstinés à enfermer cette histoire dans le vieux concept d’Europe Centrale, quand depuis des années à présent, dans les milieux universitaires, il n’est plus question que d’Europe médiane… Réintroduire ainsi un filtre aussi vétuste, qui plus est dans les limites géographiques étriquées de ce qu’il représentait au milieu du siècle dernier, n’augure guère d’une vision pénétrante du devenir de cet espace culturel, encore moins quand, comme l’affiche la prétention du collectif "l’avenir de l’Union européenne dépendra(it) de la capacité de ses peuples à comprendre chacun leur propre identité"…
Une réflexion académique donc, faisant l’impasse sur l’invention du concept même d’Europe Centrale, enquêtant sur des identités ordonnées, instruites pour les besoins de la cause dans des limites culturelles étrangement étriquées, rabattues qui plus est sur la notion de peuple, tel qu’il existerait par exemple un seul et même Peuple français, ce à quoi les politiques ne croient même plus, sinon à l’extrême droite de l’échiquier des représentations identitaires…
L’étude se concentre donc sur cette ancienne Europe de l’Est au fond, installée commodément sur une ligne de front, sinon de partage, entre ce que l’on appelait les deux Europe, l’occidentale et la byzantine. Des pays qui ont inventé leurs caractères nationaux au forceps, moins dans le giron des institutions politiques qu’à travers leur littérature –leurs littératures serais-je tenté d’écrire, mais l’ouvrage n’y ouvre aucun droit, rabattant la diversité sur un seul et même foyer, imposé à partir d’un corpus soigneusement délimité mais dont la construction n’est pas même discutée, ni mise en perspective. Car qu’est-ce qu’une littérature nationale après tout ? L’ouvrage n’y répond pas, instruisant en toute quiétude un corpus ad hoc, sinon stéréotypé : celui que l’on enseigne dans les bonnes universités. Une vieille antienne en somme, pas vraiment erronée mais débitant ses poncifs, la moralisation de la politique internationale, la construction de la figure du Poète National, à l’image d’un Mickiewicz, et l’âge d’or d’une intelligentsia chargée de sauvegarder la mémoire collective –mais quid du travail organique en Pologne par exemple, quid des Tatras, de leur barbaresque exotique et de l’influence de cet exotisme sur les Lettres et la pensée polonaise ?
On focalise ainsi comme à l’accoutumée l’attention de la construction des identités nationales à travers le prisme du romantisme, à travers celui de la notion de communauté historique, et non ethnique, pour déployer une littérature "une", à partir de laquelle construire des spécificités faciles à décrire, comme celle d’une littérature qui aurait été moins égotiste que la littérature "occidentale" (sic !), et plus volontiers tournée qu’elle vers l’Histoire, en quête de son sens… Le tout dûment certifié par le "canon national", où se serait conjugué, œuvres à l’appui, le sentiment de l’identité, le sens de la beauté et la quête de l’universalité… une synthèse commode, mais sur quelles bases théoriques ? Dans l’ouvrage proposé, savant, encyclopédique, une liste de textes canoniques se voit ainsi établie, pour chaque culture et chaque période de son histoire, sans que l’on sache bien sur quels critères. Une recollection des grands auteurs de la Nation. Mais comment a été construite cette mémoire collective ? Sur ce point, l’ouvrage reste muet.
Bien commode, à l’évidence, quand il s’agit d’enraciner une production nationale dans sa prétendue identité, close sur elle-même quand les apports extérieurs ne sont pas même envisagés. Aucune étude, par exemple, ne vient interroger le volume des traductions des œuvres étrangères pays par pays pour éclairer les influences. Aucune étude n’étudie le poids de ces traductions dans la production littéraire nationale. Quid par exemple, de la traduction de Rabelais en Pologne au tournant du XXème siècle, qui occupa dix ans durant linguistes et écrivains tant le challenge et les enjeux étaient d’importance : traduire Rabelais obligeait en effet à ouvrir la langue polonaise à des constructions qu’elle ne savait accueillir, modifiant non seulement sa syntaxe mais sa sémantique, au point de l’engager toute dans ce défi, jusqu’à permettre l’apparition d’une littérature autre, comme celle d’un Gombrowicz par exemple.
Encyclopédique, l’ouvrage trouvera pourtant son utilité, à construire pareilles typologies des cultures d’Europe centrales. Un gros dictionnaire en somme, qui recoupe ceux qui existent, comme celui de Milosz sur la littérature polonaise, en les ouvrant toutefois à la concordance de temps politiques, ce qui n’est certes pas négligeable, même si l’on pouvait espérer de plus grandes ambitions de la part d’un collectif aussi savant, en particulier sur la manière dont une littérature nationale s’invente et se déploie. --joël jégouzo--.
Culture et identité en Europe Centrale. Canons littéraires et visions de l’Histoire. Editions Institut d’etudes Slaves et Masarykova Univerzita, oct. 2011, 660 pages, 36 euros, ean : 978-2-7204-0474-0.