CONTRIBUTION A LA THEORIE DU BAISER
Existe-t-il de bonnes manières d’embrasser ? Avec ou sans bonnes raisons… Le baiser ne serait-il alors qu’affaire de sentiments ? Ou non ? Voici une bouche. Sa langue papille. C’est quoi, la magie du baiser ? Suave, frémissant, peut-on s’ennuyer d’embrasser ? Peut-on rater un baiser ?
Dans les couloirs du collège, ou du bureau, à la dérobée du couchant incendié, les langues dans le chaud giron de la bouche, combien de temps dure un baiser, combien de temps doit-il, peut-il durer ? Le matin, le soir, dans le froid utilitaire du revoir, prélude-t-il toujours à quelque rencontre dévorante ? Le baiser est-il affaire de maîtrise ou d’aventure ? Et s’il s’agit d’aventure, dans quel vulnérable nous installe-t-il ?
D’où vient donc qu’on embrasse ? Des civilisations l’ignoreraient-elles ? Par quel type de représentation du baiser chaque période de l’histoire humaine a-t-elle été scandée ? Des peuples l’auraient-ils refoulé du côté des pratiques exclusivement érotiques ?
"Qu’il me baise d’un baiser sur la bouche"… Le Cantique des cantiques, compilé quatre siècles avant notre ère, évoquait déjà cet envahissement de la chair comme une volupté, non un danger, l’horizon, le seul, de l’Esprit soudain porté à l’incandescence, suspendant la vie organique mais dans la passion de la chair… Quatre siècle avant notre ère, et il n’existe toujours pas d’étude sur le baiser… Etrange, non ?
Pourquoi diable alors, les romains avec leur manie de l’ordre, ont-ils éprouvé le besoin de le codifier ? Et d’en dérouler les usages : le basium réservé au périmètre de la famille, autorisant le contact des lèvres mais sans l’intromission de la langue, l’osculum plus furtif, accordant entre pairs la qualité de l’estime, et le suavium, lascif, bouche ouverte, réservé aux jeux érotiques…
Qui sait encore ce que nous devons aux premiers chrétiens, qui ne cessèrent de s’embrasser, matin, midi et soir, prenant à la lettre les recommandations de Paul : "Saluez tous les frères d’un baiser"- Epître aux Thessaloniciens, V, 20). Certes, il ne s’agissait dans son esprit que du basium, mais on voyait fréquemment celui-ci se muer en suavium, à pleine bouche et indifféremment de la question du sexe, si bien qu’au XIIIème siècle, le Pape Innocent III dut intervenir pour en interdire la pratique, décidément débordante, l’expulsant du sein de l’église pour du coup lui ouvrir grande les portes de la chrétienté… Si bien qu’à la Renaissance le baiser était devenu la pierre angulaire de l’Amour courtois.
Les Baisers de Jean Second (XVIème siècle), en témoignent. Louanges introduisant le baiser suave comme la plus subtile expression du sentiment humain, au point d’impressionner le jeune Ronsard, attentif à l’élégance du geste, mais explorant dans ses Amours le baiser dans son être charnel, sommet de l’érotisme galant qui ne saurait oublier le corps qui frémit derrière, "couple à couple frétillards"…
Il faut se repaître de la nourriture des baisers, affirmaient les hommes de la Renaissance, aussitôt contredits par les fâcheux des Lumières, Voltaire en tête, qui n’y voyait que fourberie, mensonge, hypocrisie. La bouche, ce lieu mystérieux.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en est-il de cet arrière plan anatomique du baiser qui logea naguère la métaphysique dans la chair ?
Qu’est devenu le baiser dans nos civilisations de la hâte ? Le meilleur baromètre du couple ? Mesure-t-il encore la force des sentiments ? Ou bien est-ce abusif de lui demander pareille déposition ? Quid, alors, de l’oubli du baiser ? Quoi du quotidien dans la distance des baisers que l’on n’ose plus ?
Alexandre Lacroix parle dans son essai du baiser de Klimt, peint en 1908. Regardez bien, nous dit-il : les lèvres des amants ne se touchent même pas, comme si Klimt avait confié au spectateur le pouvoir de son achèvement. Quoi de ce désir qui nous fait l’achever ?
Dans le baiser, je suis envahi. Je dois me laisser envahir et envahir à mon tour. Mais qu’est-ce que le baiser, pour l’un comme pour l’autre sexe ? Une bouche d’homme ressemble-t-elle à une bouche de femme ? Le baiser, est-ce du féminin pour l’homme ? Lacroix parle à ce propos d’une pratique morphologique égalitaire. Les psy, eux, l’ont rabattu sur le stade oral (Freud le tirait du côté de la succion). Le baiser n’ouvrerait-il donc qu’à des sensations très douces et très anciennes ?
C’est au fond une poétique du baiser qu’Alexandre Lacroix inaugure, plutôt qu’une théorie. Et c’est tant mieux, même si, à le lire, on se plaît à rêver à une phénoménologie du baiser -à l’instar d’un Husserl : qu’en serait-il advenu dans l’horizon du chiasme tactile ? Une poétique qui organise, relance, troue constamment son propos, et donne à penser qu’une histoire savante du baiser n’est peut-être pas utile et que c’est peut-être même par une sagesse très ancienne et très souterraine que l’homme n’ait pas songé à l’écrire. --joël jégouzo--.
Contribution à la théorie du baiser , Alexandre Lacroix, Editions Autrement, 14 septembre 2011, 135 pages, 15 euros, ean : 978-2746730472.
images : l'abandon, de Camille Claudel, le baiser de Klimt.