Constellations – Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle
Nous gardons le souvenir des révoltes des siècles passés qui, de la Commune à Mai 68, ont modélisé notre idée du changement social et politique et nous empêchent de comprendre le changement qui vient et qui déjà essaime partout en Europe. Certes, cette mémoire de nos insoumissions n’est pas vaine dans un monde qui nous a dépossédés de leurs enseignements. Le collectif à l’origine de cet ouvrage a ainsi tenté de saisir le sens des trajectoires révolutionnaires du si jeune 21e siècle, en les détachant justement de ces modèles par trop prégnants qui nous font espérer inutilement un changement par les urnes. Certes, on peut encore lui reprocher de vouloir construire une autre filiation, depuis le mouvement des CPE, instruisant une sorte d’effet générationnel quand en réalité toutes ces causalités ne sont qu’un leurre. Il suffit de prendre le pouls de cette France qui déserte pour le comprendre. Et tous les récits qui nous sont proposés trouvent au fond leur sens dans cette logique de désertion qui les surplombe. Récits rétifs, d’inadaptés pleinement conscients de l’être, de dissidents, de luttes désordonnées contre les mots d’ordre que nous impose l’ordre socialiste-libéral qui voudrait avoir bouclé l’Histoire dans ce régime d’urgence à perpétuité et de plans de redressement sans fin qu’il a mis en place. Dans ce régime de dupes qui voudrait nous faire croire encore que l’alternance peut nous sauver, ou que le pacte républicain sera demain notre seul recours. Dans ce régime honteux qui voudrait nous faire attendre encore le retour d’une économie néolibérale rétablie, qui saurait répondre demain à nos attentes. Contre ce régime de dupes, déjà, ces récits donc, qui injectent de la volonté devant la pseudo démission générale. Des histoires de résistance, de dissidence, de désertion contre la dépossession généralisée, d’intelligence collective contre l’isolement et l’exploitation. Des histoires anodines de jardins urbains autogérés, de serveurs web libérés, de zones à défendre comme à Notre-Dame-des-Landes, de free parties, de lieux collectifs arrachés aux griffes des promoteurs. Des expériences qui toutes ont pour mérite de reposer la question révolutionnaire loin de la déprime militante. La posant pour le coup moins comme prise de Pouvoir que son évidement. Et donnant à penser que peut-être, ce capitalisme sauvage, ce régime néolibéral despotique, s’achèvera par son effondrement intérieur, un peu comme il en est allé de l’union soviétique. Déposer le Pouvoir sans le prendre. Mais construire à côté autre chose, autrement. C’est là, dans ces brèches et le récit de ces brèches que l’ouvrage se fait le plus intéressant. Dans ces drôles d’élans, cette drôle de révolution. Dans ces défections qui nous sont contées, de tous ces êtres partis loin des villes, loin des supermarchés, loin du genre, loin des identités closes, loin des usines avilissantes, loin d’un monde de l’art rabougri à ses vergognes égotistes. Dans ces vies qui se sont liées à autre chose que la prise d’un quelconque pouvoir, dans ces collectifs qui parfois se sont retrouvés pour se mettre à vibrer ensemble et produire un vrai tumulte social. Dans ces révoltes des banlieues, dans ces free parties improvisées où ce qui se dégage au final de plus profondément politique s’est niché dans l’intime des plis de l’existence quotidienne (la zoê). Des récits qui donnent à penser que quelque chose arrive, qui s’accomplit dans les gestes les plus quotidiens de nos vies, les transformant en moments de lutte. Manger autrement, se déplacer autrement, faire la fête autrement, apprendre autrement. On voit la rupture : faire de la politique, autrefois, c’était s’engager dans une adhésion partisane. Aujourd’hui, c’est s’engager sur le terrain du quotidien, dans sa vie. Vivre et lutter ici. Maintenant. Une offensive singulière, généralisée, loin des Bastilles que plus personne ne veut prendre : c’est qu’il n’existe plus de sujet révolutionnaire clairement identifié. La lutte a pris un autre tour, tout bonnement. Loin des mouvements politiques. La Révolution, c’est un peu maintenant, chaque jour, dans nos désertions quotidiennes. Et ils sont innombrables ceux qui ont déserté la grande distribution, les médias d’information, la propagande des partis politiques. Ils sont innombrables ceux qui forgent de nouveaux outils de libération pour inscrire leur combat à même leur existence, défrichant des voies inattendues. Pas vraiment d’idéologie, pas vraiment de programme : des repères, des pistes, des dires, des vies qui esquissent des chemins, en conservant ce goût de l’inconnu pour ne pas clore trop tôt ce temps de l’invention. Depuis la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à l’abstentionnisme que l‘on peut décrypter très exactement comme l’encerclement du pouvoir. Une communauté d’expérience se fait jour, au ras de l’existant. Avec un seul mot d’ordre : Désertion ! Et c’est un peu l’odyssée de ces désertions que nous découvrons ici, depuis le mouvement des CPE au Larzac, en passant par l’altermondialisme, la ZAD Dijon, Millau, l’histoire du centre social autogéré de Toulouse, la maison de la grève de Rennes, les sabotages, de Tarnac aux ANPE, en passant par ces communautés de Hackers qui redessinent ce nouveau territoire numérique qui a surgi et a permis la fabuleuse expérience des Indignados de Barcelone. Nous ne savons certes pas où nous allons, mais partout s’inventent des formes de désertion qui bricolent un autre monde possible. Certes, partout l’on pointe la nécessité de s’organiser, de faire circuler cette parole de désertion, car il ne peut exister d’oasis dans l’ordre mortifère de la société néolibérale. Certes, la question du changement demeure entière, mais déjà le changement s’énonce dans l’évidement et l’encerclement d’un régime qui a toutes les chances de s’effondrer de l’intérieur, un peu sur le modèle de la fin de l’union soviétique…
Constellations, Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, collectif mauvaise troupe, édition de l’éclat, avril 2014, 702 pages, 25 euros, EAN : 9782841623518.
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