COMMENT ORGANISER UNE NOUVELLE SUBJECTIVITE DU CHANGEMENT SOCIAL ?
Le rendez-vous est ancien : il date des années 80, et cela se ressent autant dans le vocabulaire déployé par Guattari et Negri pour comprendre les enjeux de la société qui arrivait, que dans les propositions formulées, essentiellement : la mise en dissidence de la subjectivité.
Au tout début des années 80 et sans doute sous l’effet du prisme des luttes anti-nucléaires finissantes, l’un et l’autre voyaient dans l’Etat nucléaire la figure centrale du capitalisme intégré, selon leur formule d’alors, avant que ne s’impose le terme de mondialisation. Une figure intégrant nécessairement et autoritairement toutes les dimensions du social et du politique sous la pression de la terreur qu’inspirait l’énergie nucléaire et sa difficile maîtrise, qui engageait l’humanité dans son devenir même, sur un très long terme. On pouvait en effet imaginer à l’époque que les libertés civiles allaient en pâtir. Mais c’est autre chose qui arriva et ces mêmes libertés eurent à pâtir d’un autre type d’oppression sociale, beaucoup plus redoutable dans la mesure où elle fut partagée sinon promue par une certaine gauche convertie aux sirènes libérales, sous la pression de l’économie dite de marché cette fois, et du déplacement des bassins d’emploi vers d’autres mondes.
Pour autant, si la compréhension est vieille, il en demeure quelques aspects intéressants sur lesquels il conviendrait aujourd’hui de faire retour.
Comme du constat de nos deux penseurs que Mai 68 inaugura essentiellement l’exploration de nouvelles subjectivités collectives. Il n’est que de se rappeler les mouvements de contestation qui foisonnèrent alors, de celui des femmes à celui des prisons, en passant par les gays et les écolos : un morcellement des luttes certes, et la dispersion des revendications. Mais le symptôme d’une société en recomposition, d’une société traversée souterrainement par des failles dont les observateurs avaient tort de croire qu’elles pouvaient trouver rapidement leurs réponses. Au lieu de voir Mai 68 comme un mouvement fermé sur lui-même, sans doute aurait-il fallu l’appréhender comme le début de quelque chose de plus ample et le replacer dans la longue durée d’une histoire peut-être comparable à celle qui bouscula à la Renaissance la société occidentale, pour en mesurer les attentes tout comme les effets. C’est un peu cette longue durée que nous restituent Guattari et Negri.
Et si, pour l’essentiel, l’éclipse révolutionnaire (appelons-là comme cela, pourquoi pas), concerna la lutte des classes, inaugurant d’une sorte de fin de l’éthique du changement social dans la soumission au concept de marché, la nécessité de réinventer les finalités de nos droits et de nos libertés ne fut jamais vraiment perdue de vue.
Du danger de l’abandon de l’éthique du changement social, la pression de l’insécurité de la vie quotidienne, de l’insécurité face à l’emploi, de la fragilité des libertés civiles, firent la démonstration brutale, dont nous mesurons aujourd’hui à peine encore les effets.
Alors il y a bien certes quelque chose de désuet dans le vocabulaire de Guattari à vouloir faire des valeurs de désir qu’elles orientent mieux la production. Mais peut-être pouvons-nous en comprendre les raisons quand, après tout, nous découvrons que le capitalisme financier s’avère radicalement anti-social et qu’il ne relève que de notre volonté qu’il soit réglementé. De même : aujourd’hui l’insécurité est devenue le point d’appui fondamental de la gestion du pouvoir. Mais on voit bien qu’il nous faut aussi assumer une alternative sous peine de nous laisser enfermer dans une conception du pouvoir des plus effrayantes et préjudiciable à nos libertés civiles.
La question serait alors de savoir à nouveaux frais organiser politiquement une nouvelle subjectivité du changement social.
De ce point de vue, les réponses de Guattari et Negri paraîtront formulée dans un vocabulaire trop typé pour nous aider à y voir clair. Leur "multicentralisme fonctionnel" par exemple, ne fait guère écho en nous. Voire. Le front des luttes est innombrable. La formule est inexacte grammaticalement, mais il faut la maintenir. On le sent bien, y compris dans ses traductions politiques, avec l’éparpillement des forces de contestation, autant à gauche qu’à droite.
Il existe ainsi une réelle difficulté à réaliser une synthèse idéologique de toutes les révoltes qui émergent aujourd’hui, voire de toutes les consciences qui se sont fait jour et demeurent une nécessité sociétale.
Le front des luttes ne peut ainsi que se reformuler dans la recherche d’alliances entre les diverses grammaires du changement social. Une recherche qui ne peut pas, en outre, ne pas tenir compte du déplacement de l’éthique du changement social vers de nouveaux acteurs sociaux et politiques, de nouveaux médias et de nouveaux médiums, sous l’impulsion desquels les lieux de résistance (internet par exemple, pour ce qu’il en va de la liberté d’expression et de la possibilité qui nous est offerte de nous soustraire au pouvoir des grands médias d’information), sont aussi devenus des agencements de production de nouvelles réalités sociales et de nouvelles subjectivités collectives. De nouvelles lignes d’alliance sont à tracer, à travers les engagements plurielles des forces sociales, engagements qui ne pourront faire non plus l’économie d’une réflexion en termes de luttes des classes, non plus qu’en termes d’insurrections post-coloniales, si bien que la proposition de Guattari et Negri, de "penser et vivre autrement" dans un "être pour" susceptible de créer les conditions de possibilité de surgissement d’une intentionnalité collective, conserve tout de même encore de sa pertinence. --joël jégouzo--.
Les nouveaux espaces de liberté, Félix Guattari et Toni Negri, éditions Lignes, octobre 2010, 224 pages, 16 euros, ean: 978-2-35526-058-2.