Comment les élites ont fabriqué le "problème" musulman…
L’étude d’Abdellali Haijat et Marwan Mohammed est particulièrement intéressante sur ce sujet. On pense généralement que la montée en puissance de l’islamophobie est liée aux attentats perpétrés par Al Qaïda et/ou l’émergence d’une religiosité musulmane dans les populations immigrées, mais il n’en est rien. A creuser les archives racistes françaises, nos deux chercheurs ont découvert qu’à l’origine de ce grand mouvement de fond il y avait l’Administration Française. Plus spécifiquemernt : les rangs de la Haute Fonction Publique au sein du Ministère du Travail, qui abritait alors nombre de rapatriés d’Algérie, pleins de ressentiment devant la perte de leur colonie. Dès les années 60, ces fonctionnaires produisirent de nombreux rapports sur la maîtrise des flux migratoires. Leur cible : les populations algériennes. A leurs yeux, les musulmans représentaient un danger pour la norme de l’homogénéité nationale. Le glissement s’opéra ensuite naturellement, du thème de l’immigration au «problème» musulman. Et là, tenez-vous bien, ce n’est pas l’année 89 qui en popularisa l’expression, autour de la première affaire du voile ou des versets sataniques, mais bien avant, l’année 82, dans le contexte des grèves ouvrières dans les usines Citroën. C’est là que prit corps la formule du «problème» musulman. 1982… Les socialistes étaient alors au pouvoir… PSA se chargea de diffuser largement auprès de la presse ces images d’ouvriers «étrangers» faisant leurs prières dans les usines occupées, interprétant le conflit comme une manipulation des musulmans. Selon PSA toujours, dont nos chercheurs ont compulsé les archives, les notes internes de la direction en particulier, il existait désormais en France un «problème» musulman, légitimant l’intervention des forces de l’ordre et des reconduites aux frontières. Le Ministère du travail, dans le même temps, produisait des notes similaires adressées aux politiques de l’époque. Gaston Deferre vint à la rescousse des patrons de PSA pour dénoncer ces «guerres saintes» dans les usines françaises, et Pierre Mauroy insista sur l’action de musulmans séditieux que la République ne pouvait accepter... Les médias pouvaient dès lors diffuser àl'envi leurs images de musulmans en prière dans les usines occupées : la lutte des classes bradées, la France entrait dans l’ère islamophobe. Dans la foulée, de pseudos savants rallièrent la cause raciste. Bruno Etienne, de Sciences Po, affirma ainsi que les musulmans n’étaient pas intégrables (discours repris aujourd’hui au plus haut sommet de l’Etat à propos des rroms). Voire même, selon ses dires, qu’ils constituaient une menace pour la laïcité. La logique nationale de la stigmatisation des musulmans pouvait se développer à plein. Un genre littéraire apparut : celui du "problème" musulman. Nos chercheurs ont recensé un nombre tout simplement ahurissant de titres en relevant… Enfin l’Islam devint une variable électorale à forte rentabilité, l’islamophobie créée par les élites, largement diffusée par les médias ayant fini par prendre corps dans la société française, révélant aux yeux de tous cette effarante convergence idéologique de nos élites, au point que le "problème" musulman en est devenu l’un des vecteurs d’unification. Jusqu’à peser de tout son poids sur le Droit français, l’orientant peu à peu vers un régime d’exception. Puisque les musulmans devaient faire l’objet d’une discipline particulière, on légiféra en soumettant de plus en plus de situations sociales aux exigences de la nouvelle norme laïque : école, services publics, espaces publics, transports, entreprises privées (premières cibles : les crèches de droit privé)… Le privilège du droit national finit par s’imposer désormais dans le droit français.
Islamophobie : Comment les élites françaises fabriquent le « problème » musulman, Abdellali Haijat, Marwan Mohammed, Editions La Découverte, coll. Cahiers libres, 26 septembre 2013, 302 pages, 21 euros, ISBN-13: 978-2707176806.