CLONING TERROR, QUELLES CIVILISATIONS DE QUELLE TERREUR ?
Sur l’image, là, il ne s’agit pas de soldats américains. Nous ne sommes ni en Irak, ni en Afghanistan, pas même à Guantanamo, mais en Algérie. L’homme humilié, l’humanité refusée, est celle de la civilisation arabo-musulmane.
Dans une étude intitulée Déchiffrer le corps, Jean-Jacques Courtine analyse longuement les conditions de possibilité d’une autre image, plus récente, qui a fait le tour de la terre et qui montre un soldat américain –une femme- photographiée le pouce en l’air au-dessus du cadavre d’un homme que l’on venait de torturer. Un cliché d’amateur, relevant du genre photo-souvenir, de ces photos que l’on aime à faire circuler sur le net, sans penser à mal. Clichés de la prison américaine d’Abou Ghraïb, que W.J.T. Mitchell avait lui aussi commentées, analysées. Et l’un et l’autre n’avaient pas éprouvé le besoin de réfléchir plus avant sur le fait que ces clichés avaient pour victimes des arabo-musulmans.
Pour Jean-Jacques Courtine, ce genre d’image est neuf dans notre histoire. D’une certaine manière elles le sont bien en effet, au moins du point de vue de leur diffusion, massive, instantanée.
W.J.T. Mitchell commente la même série d’images que Jean-Jacques Courtine, avec celle du prisonnier tenu en laisse, avec celle du prisonnier terrorisé par un chien, babines ouvertes, crocs menaçants, et celle de l’homme cagoulé, en équilibre précaire sur une caisse, au corps couvert d’électrodes.
Dans leur étude iconographique, l’un et l’autre tracent évidemment avec pertinence la frontière que ces images dessinent entre l’humain et l’inhumain. C’est cette frontière qui semble actualiser un vieux stocks d’images dans lesquelles ranger celles de la Guerre d’Algérie par exemple. Pour Jean-Jacques Courtine toute culture humaine (il ne dit pas civilisation) renferme un stock d’images comparables, déhumanisantes, qui constituent une mémoire dormante qui peut à tout moment reprendre corps, pourvu qu’on l’y aide, verbalement, idéologiquement, au nom des intérêts supérieurs des civilisations supérieures par exemple. Toute culture ? Voire : Courtine oublie la technologie de l’image que l’on peut dupliquer, qui n’est pas le propre de toutes les cultures.
Courtine évoque aussi la banalisation de l’horreur (H. Arendt), l’usure de la compassion, l’indifférence morale dont il lie la possibilité à l’éloignement de la scène. Et insiste beaucoup sur cette nouveauté : leur diffusion, aux quatre coins du monde (voire), liée à la montée en puissance de l’imagerie de la guerre dans le monde (occidental) –on ne compte plus les images, les films, les documentaires sur le sujet. A commencer par la diffusion des images de guerre qui, à son sens, gomment les frontières entre le réel et la fiction. C’est la seule fois d’ailleurs qu’à ce propos il parle de civilisation, pour montrer qu’il existe tout de même une ligne de démarcation très nette : de notre côté civilisé, occidental, les images de fiction deviennent notre réel, alors que la réalité de la guerre, de la mort de masse, est abandonnée aux autres civilisations… Intéressant. Mais il ne réfléchit pas sur cette partition sauvage.
Revenons donc aux photos. Ce que l’on voit sur les images d’Abou Graïb, ce sont des soldats touristes nous dit Courtine. Non pas des reporters, mais des touristes, dotés d’un outillage technique qui leur permet d’envoyer instantanément des images de leur guerre, du champ de bataille ou de torture, à tous les coins du monde. Des touristes qui ne stockent pas leurs images, mais les montrent. Immédiatement. Et se mettent en scène selon des conventions qui se sont développées avec le développement des moyens offerts à ce genre d’images touristiques où le photographe, peu à peu, a évacuer le paysage pour se positionner au centre de son image. ici, le paysage, c’est le cadavre. Qui recouvre l’impératif d’exotisme qui mobilise l’imaginaire du touriste. Un souvenir comme un autre. Plus exotique, tu meurs en effet… Et Courtine de réfléchir longuement sur les conditions de possibilité morales de telles images. Sur le processus de déshumanisation du corps de l’autre, l’Homme refusé. Objet débarrassé de son humanité, de l’humanité de son corps en premier lieu. Cette opération, nous dit Courtine, est essentiellement mentale, et non pas culturelle. Voire. Elle est comme la manifestation d’une raison enfantine pour avouer un déni d’humanité. Le soldat Sabrina Harman n’aura du reste pas d’autres explications pour qualifier son geste : elle n’a pas pensé à mal. Sujet séparé de lui-même, incapable de réflexivité morale, "c’était moi et c’était comme si ce n’était pas moi", raconta-t-elle au juge. Un avatar, nous dit Courtine, produit par le dispositif contemporain de désubjectivation de l’humain, à partir duquel peut se déployer la suspension du sens moral et l’apologie de l’insignifiance.
Certes, nous dit Courtine, tout comme Mitchell, l’image renvoie bien, à bien y réfléchir, à ces images des cartes postales de lynchages des noirs, ces drôles de fruits que portait l’Amérique profonde, où l’on venait sur la place du village comme au spectacle. Courtine n’a pas en tête les images de la Guerre d’Algérie. Et ce qu’il ne dit jamais, c’est que ces images ne sont pas aussi neutres, du point de vue des cultures, qu’il veut bien le croire. A oublier les origines ethniques des victimes, Courtine, tout comme Mitchell, s’interdisent ainsi de penser cette expérience iconographique dans le cadre du discours de la domination coloniale.
W.J.T. Mitchell, d’une certaine manière, est plus près d’y faire référence quand il commente ces images, qui disent à ses yeux quelque chose du triomphe arrogant de l’Amérique. Mais son analyse reste confinée dans le cadre bien aseptisé de l’analyse philosophique, où l’on interprète cette réduction de la vie humaine comme celle de la réduction à la vie nue (Homo sacer). Corps sans visage, clones acéphales, ils renvoient pour lui essentiellement à la réalité de la guerre : la Terreur.
Mais que nous disent ces images ? Qu’est-ce qu’elles nous disent de ce que nous sommes en train de devenir ? Aux yeux de Mitchell, elles sont le symptôme du fascisme qui imprègne peu à peu l’idéologie américaine. Il y a derrière, n’en doutez pas, une politique d’abus systématique orchestrée en haut lieu. Mais l’ampleur de cette politique demeure secrète. Mitchell préfère donc parler de fascisme, plutôt que de racisme. Il renvoie bien à l’iconographie de l’Inquisition, au pathos chrétien occidental, mais ce tournant pictorial qu’il décrit et qu’il origine dans ces images de la guerre d’Irak, Mitchell se refuse, tout comme Courtine, à le faire entrer dans la généalogie coloniale. Les victimes ne sont identifiées que comme humaines, en générale. Sans doute pour servir cette démonstration de Mitchell, qui n’est pas vaine, selon laquelle ces images sont le symptôme d’une montée en puissance de quelque chose dont l’ampleur nous échappe, et dont il a pu saisir l’ombre dans un entretien que lui a accordé Ron Suskind, conseiller de Bush, conseiller de l’Empire, affirmant que ce qu’il importait aux puissants de ce monde, désormais, c’était de produire une réalité. Décryptez, lui jetait à la figure Ron Suskind, on s’en fout. Nous, on agit, on invente cette réalité. D’autres l’ont bien compris en France, qui ne cessent de nous jeter à la figure leur réalité obscène, brutale, destructrice. Mais peut-on oublier les soubassements coloniaux de cette réalité ? "Il y a une barbarie européenne dont la culture a produit le colonialisme et les totalitarismes fascistes, nazis, communistes. On doit considérer une culture non seulement selon ses nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ces idéaux", affirmait le député Serge Letchimy. "Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial", ajoutait-il. De ça, semble-t-il, nul ne veut parler. C’est sans doute ce qu’il reste à penser, si nous voulons vraiment comprendre le monde que l’on veut nous prépare. --joël jégouzo--.
Cloning Terror : La guerre des images du 11 septembre au présent, W.J.T. Mitchell, traduit de l’américain par Maxime Boidy et Stéphane Roth, éd. Les prairies ordinaires, nov. 2011, 233 pages, 26 euros, ISBN-13: 978-2350960500.
Déchiffrer le corps : Penser avec Foucault, Jean-Jacques Courtine, éd. Jérôme Million, nov. 2011, 168 pages, 19 euros, BN-13: 978-2841372751.