Cesare Battisti : l’Histoire comme mauvais genre…
Etrange sentiment laissé par ce roman. Etrange roman de remémoration, plongeant ses racines dans la petite enfance, voire ces histoires qui se racontaient alors, d’une guerre (39-45) qui n’en finissait pas de côtoyer ses survivants, investissant l’imaginaire des petits pour le saturer du vocabulaire de l’injustice passée, son père, le presque-nain, voleur de pneus boches transformé malgré lui en héros de la Résistance Italienne, finissant par le devenir presque par jeu. Etrange roman à faire le pont d’une guerre l’autre en nous réinscrivant dans un temps si long qu’on ne sait en prendre la mesure. Singulier même, dans son attachement à cette enfance vécut dans la misère, son dénuement pour gage d’une morale dont l’auteur ne se serait pas départi. Avec plus tard le récit des premières ruptures : le collège comme figure de l’échappée vers un monde nouveau où seuls les bobards pour séduire les filles vous sauvent quand déjà, il est honteux d’être pauvre. Puis les années 70, à dessiner les contours d’une lutte perdue d’avance, si peu comparable à celle des années quarante, comme si la Seconde Guerre mondiale et la Résistance avaient constitué l’horizon indépassable de la pensée du narrateur, de ses émotions plutôt. "C’était en 44", motif aveuglant d’une conscience plongée désormais dans la déréliction. Bientôt son propre souvenir, un Beretta à la main, rejouant la vieille rengaine, terroriste à une époque où l’important était de jouir.
Retour au présent du récit, 1979, le narrateur en planque. L’écriture se fait l’écho d’une plainte souterraine, celle d’un engagement privé de sens dans ces démocraties qui ont fini par vider toutes les causes de leur poids. Sa fuite dès lors. Paris. Déjà l’angoisse de la prison. Jusqu’à choisir la pire clandestinité qui soit, quand il ne reste que du sable, des révoltes passées. A un point tel, que sa survie de vétéran d’une révolution de dupes, son existence de vétéro-révolutionnaire a fini par mettre dans l’embarras jusqu’aux fonctionnaires du Ministère français de l’Intérieur, gênés par la demande de leurs collègues italiens, réclamant qu’on leur livre Battisti. La cavale dès lors. A quelques encablures de la retraite ! Fuir, après un dernier adieu pour mettre les pendules à l’heure —celles de l’horloge intime—, du côté de Saint-Macaire, là où son ex séjourne chez les morts depuis deux ans déjà, après avoir recouvert sa tombe d’un adieu dépressif à sa vie de chimère. Et à la fin de tout, le sommet d’une dune de sable dans l’attente du lever du soleil, sa fille à ses côtés — Nada, qu’il retrouve 25 ans et 8 mois après sa première cavale.
"C’est la musique des mots qui compte", affirme le roman. Pas celle des armes, on l’a compris. La musique des mots comme un écho au choix des romantiques allemands, quand il ne restait à leurs yeux désabusés, déjà, que la solution poétique pour seule réponse aux troubles du monde et à leur responsabilité dans ces troubles du monde. La solution poétique en lieu et place des luttes inachevables. Comme s’il ne s’agissait plus que de survivre dans cette tendresse pour soi, hors de toute conscience politique. Et ce n’est pas le moins troublant, du reste, qu’il n’y ait dans cet ultime roman de Battisti aucune conscience historique à se manifester. Comme s’il avait fui, depuis longtemps déjà, dans le romanesque. Comme si, encore une fois, le salut par l’histoire (la fiction : la storia, dieu que le vocabulaire français est pauvre), pouvait offrir une chance à l’Histoire de n’être plus cette grande pourvoyeuse d’injustice. Nous ne sommes plus, aujourd’hui, dans la confusion des armes. Les années 70 sont loin derrière nous. Reste la confusion des genres : l’acceptation triste du mauvais genre de l’Histoire. --joël jégouzo--.
Cesare Battisti, Le Cargo sentimental, éd. Joëlle Losfeld, traduit de l’italien par Claude-Sophie Mazéas, févri. 2003, 198p. isbn : 2-84412-151-9.