A propos de la poésie palestinienne contemporaine
Le problème de la poésie palestinienne, aux yeux de Mahmoud Darwich, a été cette contrainte qui l’obligea à se mettre au monde sans appui poétique. Déplacés dans l’espace du mythe avant que d’exister, les poètes palestiniens ont dû écrire dans la proximité du Livre de la genèse par exemple, "à portée de voix d’un mythe accompli". Mais à portée de cette voix-là, il y avait peu de place. Il leur fallut donc explorer d’autres espaces pour exister, plus éloignés de l’épopée biblique, plus familiers dans une certaine mesure : ces interstices du quotidien où ils tentèrent de récupérer leur légitimité esthétique.
Les poètes palestiniens vivaient à un moment de l’histoire où ils étaient privés de passé. Et devaient vivre comme s’ils commençaient à vivre, et surtout comme si leur passé était la propriété exclusive d’un Autre. Ou bien comme s’ils ne pouvaient disposer que d’une histoire éclatée. La métaphore Palestine, patiemment édifier au fil de l’œuvre de Mahmoud Darwich fut l’outil qui leur permit de se rapprocher d’une certaine essence des choses : la genèse du premier poème -dans le langage de Mahmoud-, ou la force de composer une présence humaine nouvelle.
Mais dans cet espace de la métaphore qui était le seul espace possible, ils durent articuler en même temps un passé et leur présent, tous deux confisqués.
L’œuvre de Mahmoud Darwich fut ainsi non seulement l’élaboration d’une esthétique neuve, mais d’une esthétique qui ne pouvait désigner la métaphore Palestine et son horizon symbolique comme seul possible. Il lui fallait porter d’autres traces.
Des traces, on le voit, reconstruites après coup, qui ne pouvaient prétendre à aucun statut ontologique, et portaient les marques laissées par une action ancienne qui les avaient pour ainsi dire fécondées, ces traces n’existant que par rapport à cette autre chose dont les poètes ne pouvaient disposer que dans l’ordre de la représentation. Un ensemble de traces indécises, labiles, tenant autant de la réalité sensible que de l’ordre symbolique.
Une marque psychique aussi bien, ligne d’écriture dans laquelle marcher ensuite, énigmatique présentation d’une chose absente que Mahmoud Darwich exprime parfaitement, saisie dans son enfance même et son rapport à cette terre qui n’existait plus.
Une trace jamais acquise donc, commandant de combler toujours ce fossé qui s’ouvrait sous leur pas entre l’imagination et la vérité. Car où commence la mémoire de la Palestine, où commence son imagination ? Et entre cette mémoire refusée et son imagination, dans quelle empreinte allonger le pas ?
Il faudrait, là, donner pour écho à ce questionnement un dialogue de Platon, le Théétète, où le problème de l’empreinte se pose dans le cadre d’une réflexion plus large sur le rapport entre vérité et erreur, fidélité à la réalité ou à l’imagination. Il faudrait relire la métaphore du bloc de cire dont use Platon, aux yeux duquel l’erreur est un effacement des marques : le peuple palestinien serait-il dans l’erreur du fait que l’on ait tant pris soin d’effacer toutes les marques de son histoire ?
La métaphore déployée par Platon compare les âmes chacune à un bloc de cire. Chacun ses qualités, ses possibilités, ses résistances. Un bloc où imprimer les sensations, que la connaissance peut convoquer par le souvenir, mais… quel souvenir convoquer, quand ce qui ne peut être rappelé a été effacé ?…
Entre la mémoire et l’oubli, entre la connaissance et l’ignorance, entre la vérité et l’erreur, ce serait donc là que reposerait la mémoire palestinienne. Car au sens de Platon, elle ne pourra jamais construire aucune fidélité du souvenir à l’empreinte.
Elle est ainsi comme un pas mis dans la mauvaise empreinte… ont décidé ceux qui n’ont pas perçu que cette empreinte poétique construite par Mahmoud Darwich était, bel et bien, une mémoire palestinienne authentique.
La Palestine comme métaphore, de mahmoud Darwich, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, et de l’hébreu par Simone Bitton, éd. Actes Sud, coll. Babel, sept. 2002, 188 pages, 7,80 euros, isbn : 978-2742739455.