Ce que peut la fiction : ALCESTE, d’Euripide…
Un homme aimé des dieux obtient un passe-droit qui le dispense de mourir, pour un temps : sa femme s’est portée volontaire pour échanger leur place. Alceste. Qu’un héros à gros bras va chercher chez les morts : Héraklès, empoignant la Mort sans ménagement, pour la défaire. Mais ce combat n’est quasiment pas traité dans la pièce. Rien dans le chant du Chœur, quelques vers, alors que le texte s’étale volontiers sur la victoire de la Mort sur les humains. Héraklès victorieux de la Mort ? Voire… Ce serait bien plutôt Alceste, mais certes plus forte que victorieuse, encore que, cette fois encore : son retour sur terre est infiniment fragile : Alceste de retour ne dit rien, strictement, pour demeurer plus silencieuse qu’une tombe… Est-elle sauvée ? Mais de quoi ? Et si ce n’est pas l’amour qui nous sauve de la mort, ni la Passion, ni moins encore l’amour conjugal, qu’est-ce qui nous en délivrera ?
Je ne résumerai pas cette pièce. J’en évoquerai juste quelques moments. Celui d’Alceste revenant à la vie par exemple, qui n’a plus rien à dire et se tait. Celui de Charon, "le vieux à la roue qui conduit les âmes des morts" (traduction Myrto Gondicas), la main sur la gaffe, Alceste exténuée jetant un œil sur la double rame : "sous mes yeux vient ramper une nuit de ténèbres. Mes enfants, mes enfants, c’est fini, vous n’avez plus de mère…" (traduction Gondicas). Celui d’Alceste, encore et toujours, au moment où elle revit et reste sans voix. Avec en opposition les voix douloureuses des survivants, cette clameur intarissable qui emporte amis et parents quand la terre se dérobe sous leurs pieds. Ou bien celle d’Héraklès déboulant littéralement dans la maison d’Alceste. Un vrai tintamarre cette fois, étrange dans cette atmosphère de deuil, rompant l’économie narrative de la pièce pour la tirer du côté du grand guignol. Nous sommes dans la Grèce antique, à une époque où l’hospitalité est un devoir -et fil conducteur de la pièce. Héraklès vient de finir son troisième travail. Il a combattu les chevaux du Thrace Diomède. Il vient se reposer, prendre du bon temps, faire la fête… Admète l’accueille. Cache sa douleur : l’hospitalité doit triompher malgré le deuil. Héraklès festoie donc. En vrai paillard qu’il est, aviné et poussant ses blagues à deux balles. Tandis qu’Admète cache sa douleur.
A l’origine de la mort d’Alceste, il y a cette sombre histoire de rancune. Apollon vécut caché en berger chez le roi de Thessalie, le père d’Admète. Le jour des noces de ce dernier, Alceste, sa jeune femme, oublia de sacrifier à la déesse Artémis. Celle-ci s’en ouvre à Apollon. Elle veut se venger, demande la peau d’Admète, qui échange sa vie contre celle d’Alceste… Curieux époux qui n’hésite pas longtemps à accepter la proposition qu’Alceste regrette presque aussitôt… Marché de dupes, de pleutres, où l’hypocrisie le dispute à la duplicité…
Une Tragédie Alceste ? N’allez surtout pas le croire ! Le drame est écrit dans le plus pur style de la satyre grecque… Même si le champ lexical des larmes y est surabondant. Suspect d’être pareillement exploité même, son pathétique ne témoignant que de l’emprise, sur les survivants, de leur pitoyable condition. Nous pleurons parce qu’il est poignant de survivre à l’être aimé. Mais nous pleurons de ce côté-ci de la rive, et c’est bien tout ce que nous pouvons vivre. Nous ne partagerons plus rien, tout comme déjà nous ne partagions pas son agonie, ici celle d’Alceste, quand elle entend "le vieux cocher sur la rive infernale". Elle est bien seule alors, à clamer "quelqu’un m’entraîne, m’entraîne –tu ne vois pas ?". Non, je ne vois pas. Je n’ai jamais pu voir, je n’ai jamais vu cette ombre, même quand elle se glissait sous les paupières de ma mère, ou se ruait sur celles de mon père. La mort est la plus forte et le reste, malgré le mythe, Euripide le sait bien.
Alceste vient mourir sur scène. Or on ne meurt pas sous les yeux du public dans le théâtre grec. Il y a ainsi quelque chose de grotesque dans cette représentation.
Un grotesque que renforce la présence bouffonne d’Héraklès dans la pièce, aviné. Il titube, s’épanche volontiers, dans une diction étonnante, qu’Euripide a travaillée en sonorités bousculant la versification traditionnelle, introduisant même ça et là une rime étrangère à la versification grecque, avec ses assonances, ses anaphores qui renvoient à la faconde de l’homme ivre. L’épicurien grossier qu’est Héraklès s’adonne tout à loisir à sa volubilité absurde et aux plaisirs de la bonne chair, tenant moins le propos philosophique que l’on attendrait dans un tel contexte, que des propos de table. Un comique au goût certes amer, quand Héraklès s’adonne à son ivresse tandis que derrière lui passe le cortège funèbre qu’il ne voit pas…
Pourquoi le Tragique ne peut s’installer dans Alceste ?
Ou plutôt : pourquoi Euripide ne veut-il pas l’installer ? Alors qu’il n’y a rien de plus tragique dans la condition humaine que la question de la mort ?
Le Chœur se lamente, mais le public sait qu’Héraclès est déjà en train d’affronter Thanatos et qu’il en sort victorieux… Le Chœur se lamente et le public en rit. Il en est même mort de rire de cette ignorance débile du Chœur, que rien ne perturbe de ses jérémiades assidues…
Et la chute ne vient pas dissiper les hésitations du public quant au genre de pièce qu’on lui présente : la scène finale repose sur un quiproquo. Du grand comique… La femme voilée ramenée par Héraclès des enfers est Alceste, le public le sait, mais Admète l’ignore… Comment le public pourrait-il donc compatir à sa souffrance ? Il en rit bien plutôt, gros balourd d’Admète, tandis qu’Héraklès, plus balourd encore, entretient avec malice le malentendu…
Euripide ne cesse dans cette pièce de brouiller les repères habituels de la culture grecque. Tout au long du propos, les ambiguïtés ne cessent de s’additionner. Le public ne sait quelle question se pose en définitive, ou qui plaindre le plus : Alceste, qui en perdant la vie, aurait perdu le plus ? Peut-être pas, tant est sauvage la souffrance de son enfant. Sublime passage où s’épanouit le pathétique des larmes de l’enfant : "Mère, c’est ton petit qui t’appelle et vient s’abattre sur tes lèvres."
Tragédie définitive, que celle de cet être saisi de souffrance. C’est que le mort n’accède pas à la conscience de son malheur, nous dit clairement Euripide, qui ne cesse de nous mettre en garde contre Alceste elle-même, trop portée à insister sur ses mérites, à commencer par celui du sacrifice suprême auquel elle a consenti : prendre la place de son époux. Mais une place qu’elle occupe avec une rancœur suspecte, hypothéquant à tout jamais la vie de ce dernier sur terre, en lui faisant promettre une fidélité qui l’arrachera au cycle des vivants…
De fait, la générosité d’Alceste est souvent démentie dans la pièce. Pas sûr que son geste ait été libre, ni généreux. Son sacrifice, elle l’aura en réalité d’abord conçu comme un devoir, non une liberté. Un devoir accompli à contrecœur, et imposant in fine à Admète une contrepartie exorbitante : que le lit nuptial reste vide. Or, dans la Grèce antique, le lit nuptial était un symbole social plus que sentimental. En condamnant le lit nuptial à rester vide, Alceste commande la mort sociale d’Admète… Et reste muette quant à la question des sentiments, y compris quand elle revient sur terre, puisqu’elle s’y tait désormais…
Faudrait-il alors prendre le parti d’Admète ? Il n’est pas moins ambivalent, ce maître qui traite mal ses serviteurs, son père et se révèle un piètre orateur, bref, tout le contraire des valeurs que la Grèce antique porte et qui, lorsqu’il offre l’hospitalité à Héraklès, ne fait en réalité que la lui imposer, la vidant de tout contenu éthique, quand ce dernier finit par comprendre et la décliner, voyant la douleur qui frappe cette famille.
Toute la logique de la pièce est ainsi portée par cette volonté de brouillage. Et par un double langage. Le propre de la fiction.
Construite autour du personnage d’Admète, c’est Alceste qui lui donne son titre. Et si l’on prend l’action, le choix fait par Euripide ne laisse pas que d’interroger : elle débute non pas au moment, tragique, du choix de l’échange des vies, mais au moment où Alceste doit tenir son engagement. Le pathétique l’emporte sur le tragique, et le facétieux sur le sérieux. C’est que la condition humaine n’est guère sérieuse. Elle ne parvient jamais à nous hisser à ces hauteurs où le Tragique pourrait nous transcender. La mort elle-même, notre mort, n’inscrit rien. Vivre est notre drame, tout comme de ne pas savoir mourir, ni renoncer à penser que nous sommes éternels. Mais cette éternité, seule la fiction peut la construire, tout comme le Tragique, qui ne peut trouver en nous pour seule inscription que la fiction. Et à ce niveau seulement, dans cet univers uniquement, s’opère bien un échange. Un échange fictif mais réel. Où la vie rencontre la vie. Dans la fiction. Non dans la vie. Mais par la fiction, dans nos vies. Le Tragique, lui, se dérobera toujours sous nos pieds. Comme il se dérobe dans la pièce d’Euripide. Tout comme ils e dérobe dans nos vies. Reste la littérature, pour en accrocher le réel… Reste ce savoir (mathèsis) dont la Tragédie est porteuse (qui est peut-être la raison pour laquelle Euripide écrit une "tragédie"), qui est un savoir éthique et non théorétique et concerne le cœur même de la vie ordinaire. La mimèsis qui ordonne notre rapport à la fiction opère dans la praxis et non dans le théorétique, car seule la praxis apporte une véritable connaissance des choses.