BRÛLEURS DE FRONTIERES : LES NOYES DE L’IMMIGRATION CLANDESTINE
Ils sont les derniers héros à faire face à la dérive sécuritaire de l’Europe.
En Algérie, on les appelle les Harragas.
Un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis trois ans, bien qu’à l’échelle de ce qu’est l’immigration, il demeure confidentiel.
Confidentiel, mais tragique : entre 1988 et 2010, 15 638 immigrés sont morts aux frontières de l’Europe. 6 566 d’entre eux ont disparu en mer.
Harrag, littéralement, celui qui brûle, lancé à l’assaut de la forteresse européenne, cadenassée depuis le début des années 90. Celui qui brûle les étapes de demande de visas, souvent longues et hasardeuses, coûteuses, scandaleusement : il faut avancer une somme importante qui sera encaissée, même en cas de refus… Il brûle les frontières, traverse la Méditerranée sur une barque de fortune. Il brûle ses papiers pour être sûr de ne jamais revenir. Il se brûle même parfois lui-même : le 29 juillet 2009, des dizaines de jeunes algériens, désespérés, se sont publiquement mutilés et aspergés d’essence.
Mieux vaut brûler qu’être humilié.
Partir ou mourir, l’essai de Virginie Lydie est édifiant, lourd de notre silence face au désespoir de la jeunesse maghrébine, lourd de la complicité des autorités gouvernementales, des deux côtés de la Méditerranée. Car le portrait sociologique qu’elle dresse des harragas est consternant : ils sont, justement, ces candidats à l’immigration choisie que voulait Sarkozy (déployant de ce fait une vision utilitariste de l’étranger qui invite désormais à voir dans l’être humain un moyen et non une fin, ce dont peu ont mesuré l’ignominie). Jeunes, diplômés, les harragas se jettent à la mer parce qu’ils n’ont aucun autre avenir en Algérie que celui de soutenir les murs des bars. 70% de la population algérienne a moins de 30 ans, 30% de cette jeunesse est au chômage… Ils parlent français, mais n’ont aucun espoir de mener une vie normale. Pas de travail, pas de loisirs, pas de vie sociale. Des jeunes qui étouffent. Ni persécutés, ni miséreux, simplement désespérés, ils risquent leur vie sur des barques de fortune pour rallier l’odieux : vivre cette vie de misère des clandestins d’Europe. Ces "mauvais garçons de l’immigration", sur lesquels personne ne s’apitoie parce qu’ils ne présentent pas les stigmates habituels des immigrations jetées dans la plus extrême indigence, sont en réalité des aventuriers d’un nouveau genre, qui ne fuient ni la famine, ni la guerre, mais tout simplement un pays qui les a privés de leur avenir.
Changer de vie, à tout prix, comment pourrions-nous ne pas l’entendre ? Comment pourrions-nous accepter que cela ne soit qu’un sujet brûlant de la seule actualité algérienne ? La mort est souvent au bout de la vague, ou bien la nuit, elle vient d’un arraisonnage musclé de quelque navire de guerre français croisant au large des côtes dans l’espoir d’exhiber enfin sa force contre l’une de ces embarcations de fortune. Mais l’aventure rachète tout : les harragas vivent en mer leurs trois derniers jours de dignité. Partir, pour montrer au monde que l’on n’est pas mort déjà. Leur rage de vivre est poignante, animée par cette logique de l’évasion qui vous fait tout risquer en sachant que dehors sera terrible. Qu’importe : mieux vaut brûler que vivre une heure de plus l’humiliation qui vous est faite ! Leur révolte est hallucinante au fond, et leur migration ressemble à celles des gnous que rien n’arrête, pas même la certitude de savoir qu’au prochain gué les fauves et les crocodiles sont déjà en embuscade et qu’ils préparent votre carnage.
Il faut lire l’essai de Virginie Lydie pour mesurer de quoi il retourne, avec ce phénomène des harragas, qui ne peut pas ne pas nous interpeller : le lieu de leur désespoir est celui-là même qui fonde ici nos indignations. Depuis 1990, l’Europe s’avance derrière son masque de fer. Une Europe en chemise brune, qui défile en faisceaux de peurs fétides et ne croit pas à l’égalité des êtres humains. Une Europe qui vient d’inaugurer, à Lampedusa, le Guantanamo européen, notre seule réponse à la révolte des mondes arabes ! Une Europe au sein de laquelle la France, de l’aveu même de la Commission européenne chargée de la défense des frontières de l’Union, se montre le pays plus zélé en matière de répression de l’émigration clandestine. Lequel pays exhibe une politique coûteuse mais parfaitement dérisoire de reconduite aux frontières, dont le seul objectif est d’instruire la peur de l’autre comme ultime ciment politique du sentiment national ! Une Europe des camps pour finir, qui a substitué la logique de l’enfermement à celle de l’accueil et traque ses propres populations (les rroms) au sein même de son espace. Enfants placés en rétention, familles détruites, couples séparés, voilà le nouveau visage de cette Europe de toutes les défaites que l’on voudrait nous faire partager, en attendant de récolter ces aubes de guillotines que la France, toujours pionnière, voudrait nous faire vivre demain.
Traversée interdite. Les Harragas face à l’Europe forteresse, de Virginie Lydie, préface de Kamel Belabed, éd. Le Passager clandestin, mars 2011, 176 pages, 16 euros, ean : 978-2-916952444.
image : le camp de Lampedusa.