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La Dimension du sens que nous sommes

Boris Cyrulnik : Sauve-toi la vie t’appelle !

17 Décembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

 

cyrulnik.jpgLa clef du passé, c’est le présent. Ce présent que construit Boris Cyrulnik, ce présent qu’il instruit littéralement dans ce récit de vie. Un présent structuré par notre relation au monde, à autrui, un présent qui a renoncé non pas aux égarements ni aux erreurs de jugement, mais aux dangereuses abstractions utopiques auxquelles nous aimons tant nous soumettre quand nous coupant les choses du passé de la réalité pour en faire des blessures autour desquelles tourner sans cesse. Un présent au cœur duquel insérer, vivre la cohérence narrative d’un récit qui tirera sa force de l’harmonie que nous aurons su bâtir entre les récits de soi et les récits d’alentour.

Au final, on a donc ce récit de vie dont Boris Cyrulnik dessine les origines au jour de sa déportation, non celui de sa naissance. Il avait six ans. Et le souvenir d’une mise en scène théâtrale. La nuit en lever de rideau, les bruits de bottes au loin martelant le pavé, l’entrée emphatique des soldats allemands, les cris, le revolver sur son crâne, les lunettes noires de l’officier nazi, en pleine nuit… « J’ai aussitôt conclu que les adultes n’étaient pas sérieux et que la vie était passionnante ». C’était lors de la rafle des juifs bordelais, le 10 janvier 1944.

Qu’est-ce qui amorce dans la mémoire le retour d’un scénario morbide ? Cyrulnik se livre à cette interrogation rassurante pour mieux contourner dans un premier temps l’émotion de son récit. L’enfant qu’il fut, lui, s’en protégea en construisant cette mémoire rocambolesque, reléguant loin de lui la disparition de ses parents dans la terreur des camps nazis.

Il faut échapper au sens que l’Histoire assène. La mémoire, en fragments épars dérive dans les nimbes de l’enfance. Cyrulnik passe beaucoup de temps à scruter ses trous de mémoire et l’amoncellement des faux souvenirs, les siens, si importants dans la construction de soi et d’une résilience effective.

Il y a beaucoup à lire dans cet ouvrage, où l’auteur a mêlé à ses propres souvenirs exhumés au fil des pages sa science, consolatrice, dans un récit qui ne cesse de se relancer analytiquement quand l’émotion menace de le recouvrir. Et dans cette distance, il finit par domestiquer les images qui auraient pu l’arrêter, l’empêcher d’être ce qu’il est devenu, le forclore dans un traumatisme insurmontable.

blessure.jpgC’est au fond le plus important de cet ouvrage pour nous, que cette modalité d’écriture que nous voyons s’effectuer au fil des pages, balançant entre les lésions de l’enfance et le relèvement que la science apporte et qui contribue, elle aussi, à fabriquer cette chimère de soi qui permet d’échapper au trauma de la mémoire.

Sans doute faut-il arranger ses souvenirs, s’en inventer d’autres, mentir, se tromper peut-être aussi soi-même parfois, dans l’ironie de ne croire qu’à moitié ce que l’on invente, pour donner naissance à un récit où retrouver son souffle et supporter sans angoisse des souvenirs par trop envahissants. Et grâce à cet arrangement, se libérer du passé.

Arrangements inévitables tant il y a de trous entre nos souvenirs, de véritables brèches que l’on doit combler, mais qui pointent l’horizon d’une évasion possible. Des brèches qui sont l’enjeu même du langage, contre la sidération des images. Et l’enjeu de cette résilience dont Cyrulnik n’a cessé de faire son souci. Car prisonnier du passé, nous ne savons tourner qu’autour de la même image. La mémoire traumatique ne cesse d’être mise en alerte par le retour envoûtant de cette image, ou deux, trois au plus, dont la fascination nous éloigne chaque jour un peu plus du monde pour nous donner à croire que nous nous rapprochons de nous. Mais rien n’est plus faux. On s’isole alors, on se met en situation d’étranger, on se perd.

Il faut pouvoir s’absenter, reconstruire sa mémoire pour n’être plus l’objet d’une histoire douloureuse, mais le sujet du récit que l’on invente. Et qu’importe s’il est enjolivé : le monde caché de la mémoire implicite se reconstitue peu à peu. Peu à peu : car il faut de la patience en effet, et les faux souvenirs importent autant que les vrais dans cette reconstruction patiente de soi.

cyrulnik-portait.jpgIl faut donc s’évader, échapper au poids des images traumatiques. La clinique du traumatisme décrit une mémoire singulière : intrusive. Une mémoire qui modifie le fonctionnement même du cerveau, explique Cyrulnik. Centrée sur une image claire entourée de perceptions floues, elle impose l’horreur de la sidération visuelle. Elle barre, biffe, empêche que le langage, dans son aptitude à verbaliser, ne puisse aider à prendre la distance salvatrice qui nous soustraira aux images terrifiantes qui ne cessent de tétaniser l’être. «Tous les traumatisés ont une claire mémoire d’images et une mauvaise mémoire des mots », nous dit-il encore. Mais «les enfants dans la guerre ne sont pas les enfants de la guerre » : nous pouvons, nous devons, que l’on nous y aide ou non, chercher ailleurs des solutions. Ce peut être la fonction des ordalies intimes lorsque manque l’analyste qui viendra sceller la possibilité d’un récit de soi cohérent. Au moment où la douleur se re-présente, nous n’avons parfois que très peu de moyens à notre disposition. Boris Cyrulnik voit très bien comment ce courage morbide lui fit reprendre ses études par exemple, lui qui a choisi cette voie difficile à celle qui l’aurait soumis à la compassion mutilante que l’entourage propose trop souvent. Il faut pouvoir se faire témoin plutôt que martyr, bien que l’étymologie des deux mots soit identique : l’un est marqué, l’autre se dé-marque dans la distance qu’impose le témoignage. Car ce n’est qu’après coup qu’il est vraiment possible, dans la représentation du trauma vécu, d’affronter sa douleur. Dans cette créativité du témoin, comme lieu de résilience entre l’assemblage des images par trop précises et un halo de mots qu’il faut peu à peu arracher au trauma. C’est tout l’enjeu de ce travail d’écriture, dont la structure rhapsodique montre assez comment il se relance, tournant autour des mêmes images traumatisantes pour se défaire du poids de leur sidération par l’attention de l’explication savante  -à cinquante années de distance, Cyrulnik mettant fin au silence de son passé. On voit tout l’enjeu et la force du document. Qui aura attendu si longtemps, tant il est difficile de parler, puisque pour parler, il faut avoir d’abord créé les conditions de l’écoute. C’est à cette difficulté de dire que s’est affronté Cyrulnik : qui s’est sans doute rendu capable lui-même d’entendre son récit, parce que les récits d’alentour lui offraient leur hospitalité. Cela dit, la vraie leçon est peut-être celle du titre en effet : il n’a pas attendu son rétablissement méthodique, composé, pour se hâter de répondre à l’appel de la vie.

 

 

Sauve-toi la vie t’appelle, Boris Cyrulnik, ODILE JACOB, coll. Document, septembre 2012, 291 pages, 22,90 euros, isbn 13 : 978-2738128621.

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