«Avons-nous besoin d’un nouveau monde ?» Slavoj Žižek
Le dernier ouvrage de Slavoj Žižek, Pour défendre les causes perdues, est passionnant, et riche d’implications multiples et d’analyses renouvelées sur la question du pouvoir, de la contestation, de l’Etat et de bien d‘autres encore. Touffu, théorique, centré sur les conditions de possibilité toujours inscrites dans le marxisme et la psychanalyse sur lesquelles il ouvre des perspectives inédites, il desserre bien des horizons à la contestation actuelle, dont je ne voudrais évoquer aujourd’hui que celle de la question du Pouvoir souverain tel qu’il se manifeste dans notre histoire nationale.
Prenant tout d’abord acte de ce que, dans les propos des gouvernements au pouvoir, la morale soit devenue un objet de communication, Slavoj Žižek démontre que ce recours incessant ne traduit en réalité que l’impuissance dans laquelle sont tombés nos représentants politiques, incapables qu’ils sont de débattre sérieusement d’une vraie morale publique qu’il ne cesse de convoquer outrageusement. L’équivalence qu’ils ont fini par forger entre la vérité et l’impuissance à fonder toute vérité politique, sonne aujourd’hui le glas d’un discours qui satisfait de moins en moins les citoyens que nous sommes.
Le telos du Bien s’est ainsi évanoui dans le champ des sociétés occidentales. Voire, prévient Slavoj Žižek. Car si ce Bien dont on nous rebat les oreilles, comme le montre l’essayiste Wendy Brown, n’est plus dans leur bouche qu’un vague récit indexant la moralité au plus bas étage du moralisme politique, à force de cynisme, les hommes du pouvoir ont fini par générer la formidable indignation qui traverse les Peuples du monde entier aujourd’hui.
Et c’est précisément à cet indice de l’indignation mondialisée que l’on peut comprendre que la démocratie n’est pas tout à fait morte : l’Etat démocratique nécessite la résistance démocratique du Peuple, sans laquelle il n’est pas de démocratie qui puisse tenir debout. Paradoxe, puisque les libéraux n’ont eu de cesse d’étouffer cette résistance. Mais l’aspiration qui se fait jour, dans le fait même qu’elle soit devenue publique et qu’elle ait pu contraindre les politiques à communiquer sur son thème, est le signe même que cette contestation a déjà su se frayer un chemin vers le pouvoir politique. L’indignation qui a levé parle d’une résistance politique qui est notre chance, sinon notre salut. Et même si cette résistance s’est nomadisée, elle n’en témoigne pas moins d’un souffle réel, nouveau, qui parcourt les régimes politiques occidentaux à bout d’inspiration.
Mais reprenons : jusque là, pour les libéraux, l’Etat devait conserver un pouvoir sur le Peuple, et non l’exercer du Peuple. Une conception abusive du mandat étatique qui ne cesse de se lézarder aujourd’hui : François Hollande tente de réfléchir les conditions d’une gouvernance plus démocratique et Mélanchon signifie clairement qu’il nous faut rédiger une nouvelle Constitution pour sortir de cette confiscation du pouvoir frugalement orchestré par la Vème République.
L’asymétrie structurel du pouvoir souverain est ainsi aujourd’hui remise en cause. On ne peut plus en cacher la violence. On ne peut plus masquer le fait que l’autorité de l’Etat libéral transcende sa légitimité. On ne peut plus taire le fait qu’un excès totalitaire est associé au pouvoir souverain dans les Républiques du monde occidental. On ne peut plus taire le fait que le symptôme de la démocratie néo-libérale est le pouvoir totalitaire. Car cette démocratie est l’expression d’une dictature : celle du monde financier. Or si l’on veut continuer de penser à l’intérieur de ce même cadre conceptuel une quelconque reprise du pouvoir, alors le problème qui s’impose à nous est de savoir de quel côté doit pencher cet excès totalitaire. Du côté des patrons de la Finance, ou du côté des masses opprimées ? Ironiquement, les libéraux ont réactualisé la vieille question de la dictature du prolétariat, qui n’est rien moins qu’un excès totalitaire faisant pencher la balance du côté des masses opprimées, plutôt que du côté de la Finance internationale ! Le spectre de l’exercice inconditionnel du pouvoir, qu’ils ne cessent d’agiter comme une nécessité sinon une cause nationale, invite, oui, à leur reprendre des mains ce pouvoir pour leur imposer un autre pouvoir qui ne peut pas ne pas être aussi radical que ce monstre qu’ils ont engendré. Car s’il faut accepter l’idée que l’Etat doit arrimer son pouvoir dans un excès totalitaire plutôt que de le voir ballotté au gré des humeurs politiques, s’il faut accepter l’idée que l’Etat doit s’affirmer nécessairement dans une position d’excès, c’est bien la question de la nature de cet excès qui doit être posée pour le coup… Une dictature donc ? Rassurez-vous : il y a désormais plus d’intelligence du côté de la contestation que de celui de la domination.
Pour défendre les causes perdues, Slavoj Žižek, éd. Flammarion, traduit de l’anglais par Daniel Bismuth, février 2012, 376 pages, 26 euros, ean : 978-2081215047.