Avoir un corps, Brigitte Giraud
Au départ, on a un corps. Et puis il faut gagner autre chose : être ce corps, l’habiter, le découvrir, le connaître, l’aimer peut-être. L’exister. Dans sa chair, non dans ses signes. Dans cette chair ouverte à l’émotion, au risque de la voir déferler. Au début, un corps nous est donc donné. Inachevé. Il faut ensuite entrer en sa possession. En faire son corps. En nouer tous les morceaux. Le rassembler. Puis l’unifier. Pour ne rien céder au déterminisme biologique qui ferait de nous des viandes, fussent-elles lyriques. Il faut alors trouver la passion de l’animer. Lui donner vie, lui insuffler ce supplément sans lequel nous ne sommes rien. Et ce n’est pas facile, certes. Jamais gagné d’avance : longtemps, on est mal dans sa peau. Ce n’est pas une obligation, mais un fait sociologique. On est tout d’abord dans son corps comme dans la peau d’un autre. Celle d’un étranger. Dès l’enfance où le corps est immédiatement l’objet des attentes parentales. Il semble leur appartenir du reste, davantage qu’à l’enfant lui-même. Ils l’habillent, l’exhibent, le façonnent. C’est une structure, un genou qui saigne, une grippe qui l’enfièvre. L’auteure raconte ces signes qui rassurent les parents, la fabrique du genre, le bleu des garçons, le rose des filles. On est loin du corps pourtant, à travers ce façonnage des souvenirs, contraints par la forme romanesque à se déployer linéairement. C’est moins une histoire du corps au fond, qu’une histoire du Moi, ou de la conscience que l’on pourrait se faire de son propre corps comme objet sociétal… Tous les accessoires qui font corps sont égrenés sans surprise. Toute la panoplie des petits garçons, des petites filles. Toutes ces béquilles, ces étais que les parents installent jour après jour pour soutenir leur vision du monde. Mais on reste en surface des choses dans le roman, à peine à soulever l’écume d’un énoncé qui ne parvient pas à faire corps dans le récit. On reste dans la Lettre, loin du corps. Certes, il y a la justesse à penser, la question du genre par exemple. Toute l'entreprise éducative est longtemps exclusivement la question du genre. Le roman s’en empare à loisir, démonstrativement. Tout comme de l’apprentissage de la sexualité, ou de l’aventure d’aimer, passant en revue les phases, les codes, pour nous mener là où le roman veut nous mener : au romanesque d‘une trajectoire plus ou moins exemplaire. On n'y sent guère le désir fouailler. Sinon comme principe. Non cette affaire vrillée dans nos chairs. Tout est bien vu donc, intellectuellement. La découverte de la pudeur adolescente et la gêne qui s’installe dans l’espace intime de la famille, les changements de gravité du corps au cours des âges. Mais ce cours des âges plombe le récit, il me semble du moins, le rend factice, l’assujettit à sa seule entreprise romanesque où le physique va primer sur le corps, l’auteure n’étant jamais aussi prolixe que lorsqu’elle évoque ce physique qui ressortit au tempérament, ou au style : la mise en scène de soi, dans l’oubli du corps, du pathétique de la chair. Alors on suit comme ça le personnage central, qui vieillit, devient mère et réinstalle sa problématique dans la succession des filiations. Mais jamais l’épreuve d’être nu devant son objet d’écriture n’est advenue. Tout est terriblement fabriqué. Même les «mises à nu», l’aveu infime truqué, trop écrit. Quand il faudrait pouvoir se dénuder, se mettre à poil pour tout dire. Se mettre à poil devant autrui. Pas devant soi. Pas devant le miroir où le regard est toujours déjà trop habillé. Nu devant un autre. Non pas devant ce regard médical qui ramène le corps à sa machine. Ni devant le regard amoureux qui le revêt de ses parures sacramentelles. Peut-être pas même devant un regard désirant. A poil devant un autre, hésitant. Plutôt que de parler bourgeoisement du corps, dans l’apparat d’une conscience faite pour s'admirer, et subsumer le désir d'autrui sous le désir de soi…
Avoir un corps, Brigitte Giraud, Stock, Collection : La Bleue, août 2013, 240 pages, 18,50 euros, ISBN-13: 978-2234074804
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