AUX ORIGINES DE LA FABRIQUE DU FRANÇAIS DE SOUCHE
Dans son étude sur la France des capétiens, au détour de l’analyse du rôle que l’Eglise chrétienne joua dans la mise en place de la nature du Pouvoir capétien, Claude Gauvard, sans bien sûr que cela soit son objet, laisse filtrer tout de même des observations qui donnent beaucoup à penser sur cette question de l’identité nationale.
La France des capétiens, nous rappelle-t-elle, avait cherché à ancrer le Pouvoir dans des territoires (le sol) et des lignages (le sang), dévoyant la réflexion sur la nature de l’autorité pour lui préférer les fumets de la Domination. Le Roi de France, à défaut d’installer un royaume, s’était construit comme le chef de la noblesse et non celui des français. Son royaume n’était qu’une nébuleuse de Principautés qui couraient le risque de voir leurs liens se briser à tout moment.
L’Eglise joua alors le rôle de ferment de l’unité de ces espaces par trop desserrés. Avant de se lancer dans cette fonction d’ordre, la réforme grégorienne avait affermi la hiérarchie en son sein et proclamé bien fort que les laïcs étaient au service de l’Eglise.
Le "Blanc manteau de l’Eglise", selon la formule consacrée à l’époque, recouvra ainsi les épaules de la noblesse. Restait à construire la conformité d’un Peuple qui n’existait pas. C’est là que l’étude de Claude Gauvard devient intéressante : ce qu’elle révèle, c’est l’invention par l’Eglise d’une construction identitaire qui allait se déployer dans toute l’Europe pour en modéliser la problématique.
L’Eglise installa le sacré dans tous les territoires qui lui étaient subordonnés. Elle l’établit, c’est-à-dire qu’elle en inventa les formes, les usages et les vertus, en se lançant très concrètement dans un programme de construction sans précédent, lui permettant d’élever partout ses monuments, des églises aux calvaires et autres mobiliers du sacré chrétien.
Bien évidemment, cela permit à l’art roman de se développer de manière étincelante : le programme était ambitieux et il n’est pas question ici d’en juger les mérites esthétiques. Par parenthèse toutefois, ce que l’on peut observer c’est qu’alors l’Eglise gela les richesses du pays dans la pierre et ses accessoires : pierres précieuses, or, argent, des incunables aux châsses, partout l’Eglise thésaurisait, partout l’Eglise amassait son trésor.
C’est alors que les cimetières entrèrent dans l’espace habité, inscrivant non seulement l’Au-delà de ce côté-ci de la vie, mais en ramenant les morts "chez eux", en les plantant en terre pour qu’ils y fassent souche, elle enracina les êtres dans la terre du village, désormais inscrit dans l’eschatologie chrétienne.
Outre la construction de monuments, l’Eglise mis en œuvre une campagne sans précédent de processions. Il s’agissait là encore d’inscrire des déplacements, des gestes, le sacré, dans le quotidien de tous et sceller l’unité du village. L’unanimité chrétienne à vrai dire, tant il était difficile d’échapper à l’obligation d’un itinéraire processionnaire explicitement voué à unifier les différentes parties du village et à en marquer les terres du sceau chrétien.
(Par parenthèse, quel éloignement des évangiles, dans lesquels le Christ vient commander aux hommes de partir, d’abandonner leurs terres, de ne point s’enraciner dans cette matière instable pour chercher ailleurs, autrement, à construire son identité !)
(Quelle différence aussi, entre cette parole figée dans la pierre et la démonstration, et celle de Jésus venu enseigner par le Verbe, refusant dans les derniers épisodes de sa vie à accomplir le moindre miracle, refusant d’inscrire la foi dans la dévotion et la soumission à un Dieu qui n’aurait accordé aucune liberté à l’homme !).
Le rôle de Cluny fut prépondérant dans cette construction de l’horizon identitaire des futurs français. Cluny imposa sa règle et sa vision du monde chrétien à la Francie. Les circonstances lui étaient favorables : outre l’essor économique, les moines attirés en nombre à Cluny étaient riches, et la longévité des abbés assura la continuité de leur rayonnement. L’ordre, dépendant du Pape jouissait d’une indépendance jalouse et, très centralisé, il disposait d’un outil de développement incomparable. Avec son rayonnement, l’Eglise devint le premier seigneur de France. Sa fonction politique dès lors ne pouvait que s’affirmer. Réseaux et parentèles passaient par Cluny et l’Eglise, en échange de sa bienveillance, offrait la Paix de Dieu. A savoir : un mouvement lancé d’abord pour protéger ses Biens matériels. Mais un mouvement qui rencontra très vite un vif intérêt auprès des seigneurs, soucieux de protéger eux aussi leurs Biens. Partout l’on multiplia les contrats qui assuraient cette Paix de Dieu. En 1030, il exista même une Trêve de Dieu interdisant de se battre du jeudi au dimanche (de la Passion à la Résurrection). Le mouvement gagna peu à peu tout le Nord de la Francie, et bien évidemment, cette Paix de Dieu supposait que l’on pût en définir les conditions, à savoir : la Guerre Juste : les Croisades.
C’est bien sûr dans ce contexte aussi qu’il faut comprendre les origines de la construction identitaire de cette Francie capétienne !
Ce qui importe ici, c’est cette volonté d’inscrire la construction identitaire dans l’espace du terroir, lui-même inventé de toute pièce par sa réinscription dans une conception de l’idée chrétienne marqué au sceau d’une Eglise en charge désormais de son pouvoir temporel. Il faudra attendre Renan pour que s’affirme une autre conception de l’identité française, une conception purement politique, dont nous observons combien aujourd’hui encore elle n’est pas parvenue à s’installer dans les mentalités, tant l’enracinement territorial est demeurée prégnant.
Au XIème siècle, les gens qui habitaient les Principautés bougeaient beaucoup. On leur fit faire souche. Ils devaient être d’ici. Mais d’un ici déterminé là-bas, dans les sphères d’un Pouvoir qui ne leur laissera bientôt plus le choix d’être autre chose que ce qui aura été décidé pour eux.
LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE DES CAPÉTIENS - UN COURS PARTICULIER DE CLAUDE GAUVARD. HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 4 CD-rom.