INDIGNEZ-VOUS, REVOLTEZ-VOUS, AUX AFFECTS CITOYENS !
On le connaissait sociologue, on le découvre dramaturge. Frédéric Lordon signe une pièce de théâtre sur un sujet qu’il connaît bien : celui de la prétendue crise financière que nous venons de traverser et dont les séquelles marquent et marqueront encore nos années à venir. Crise prétendue en ce sens qu’elle a été provoquée par les milieux financiers, non pour se tirer une balle dans le pied mais nous tirer une balle dans la tête : grâce à la rhétorique mensongère des élites, ils ont réussi à empocher deux fois leur mise, une première en provocant cette crise, une seconde en nous donnant l’addition à régler. Une comédie donc, en alexandrin pour en souligner l'indécence, incontournable figure d’une coutume du vieux monde cultivé pour nous faire avaler ses couleuvres. L'immobilier s'écroule ? Les riches s’en mettent plein les poches. Il remonte ? Les riches empochent les dividendes. Le banquier se réjouit de ce que le monde se porte mal, de ce que le monde se porte bien. Il se réjouit de ce que la presse ne cesse de porter si haut l’étendard de sa (prétendue) liberté : elle aidera le commun à avaler ses couleuvres, vautrée dans la fange du mensonge, il s’en fout : à mort les pauvres !, tout le reste n’est que littérature… Seule l’apparence compte. Toujours sauve, voyez le pitre BHL dissimulant sa société d’exploitation des forêts africaines avec la complicité d’à peu près tout ce que Paris compte d’approximatifs intellectuels. Les riches sont épatants du reste, à laisser les journalistes camper aux portes de leurs demeures –tant qu’ils lèchent les bottes, le gousset est sauf. N’ayons pas peur d’user d’une telle vulgarité : la domination inventée par les néo-libéraux est d’une vulgarité plus grande encore.
Acte 1 scène 1, le bureau du Président. L’actuel. La Dette publique explose ? Zéro problème, on fait combien ? Ah, quand même… Rigueur pour les autres, l’alexandrin bouffon, on enverra les intellos leur expliquer qu’il faut se sacrifier, que tous doivent se sacrifier –enfin, presque tous, faut pas exagérer quand même. Et ces derniers de s’empresser, nous assommant d’idées toutes plus généreuses les unes que les autres, pleines de promesses d’avenir, tenez : la croissance est déjà à nos portes, demain vous roulerez mieux, dans notre farine…
Je ne sais pas si la pièce est une réussite théâtrale. Mais la postface mérite son détour, quand Frédéric Lordon revient à ses amours, l’écriture sociologique mâtinée d’humeur. Armé de Bourdieu et de Spinoza, voilà qu’il se lance dans une réflexion réjouissante sur la question de l’Idée, cheval de bataille du demi-intellectuel, une spécialité de chez nous. Eh bien non, les idées, surtout les grandes, n’ont jamais porté grand chose, ni moins encore mené bien loin sans le secours des affects. Car seuls les affects peuvent doter les idées d’une force qu’elles n’ont pas. Une force extrinsèque au monde des idées, ce fonds de commerce brimbalant des intellos de service -commandé. Il serait temps de le comprendre : le pseudo dévoilement critique des universitaires ne dévoile rien à la vérité, tout comme les cris d’orfraie des tenants du tout culturel. Il faut lire ces quelques pages sur la débilité de la pure analyse pour comprendre combien nous abusent les belles âmes bigotes, agenouillées sur le parvis de cultures ossifiées. Car enfin, comment les idées se dotent-elles du pouvoir d’affecter ? Aristote l’avait bien vu en construisant sa rhétorique, seule capable de faire que les idées nous rentrent dans la tête, c’est-à-dire dans le corps, pour y produire leurs effets : l’accélération du rythme cardiaque et le dépli des jambes, l’indignation et la révolte enfin. La rhétorique des affects, seule, pousse au crime de lèse-majesté. Au fond, nous n’avons pas besoin d’idées : nous avons besoin d’affects, d’affections. On peut analyser la crise financière, ce dont ne se prive aucun média, mais in fine, nous savons qui paiera la facture. Les analyses sont faites pour faire passer la pilule. La crise, qui était au départ un délire de traders est devenue par un tour de passe passe crapuleux celle de la Finance Publique. Il n’y a pas jusqu’aux socialistes qui n’en soient convaincus, DSK parcourant l’Europe (quand il le pouvait) pour expliquer aux peuples appauvris qu’il est sage d’accepter de se serrer davantage la ceinture. Et quant à l’effondrement moral du néo-libéralisme qui a lieu sous nos yeux, on peut l’analyser sous toutes ses coutures si l’on veut, rien ne fera qu’on en vienne à bout par ce fil là. Il ne faut plus laisser la parole à ces chères élites qui ne cessent de s’auto-glorifier. Il faut monter des machines affectantes, nous dit Frédéric Lordon, un théâtre de la rue en colère, des samizdats à distribuer sous le manteau quand les journalistes ne font plus leur boulot, ces blogs que le Pouvoir haït tant, pour nous arracher à cet horizon du capitalisme relooké par le monde de la finance, qui n’est pas seulement tragique, mais haïssable au plus haut degré ! --joël jégouzo--.
D’un retournement l’autre, comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrin, Frédéric Lordon, éd. Du Seuil, 136 pages, 14 euros, ean : 978-2-02-104577-2.
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