Aurélie Filippetti, Les derniers jours de la classe ouvrière...
Un roman. Mais pas vraiment. Une fiction plutôt. Mais pas tout à fait non plus. Longwy n’est pas si loin, inscrivant sa certitude dans le champ même du récit. Un récit donc, aussi. Celui des mines de Lorraine. Défaites. A moins qu’il ne s’agisse de leur défaite ? Le roman tourne un peu court sur ce point. La leur seulement ou la nôtre, collectivement ?
Les vallées de l’orne convoquées avec leurs villes-rues témoins d’une géographie sinistre tracée de la main de quelque commis d’un Etat qui ne songeait qu’à la valeur marchande de ces contrées, alignant sans état d’âme les maisons pour y entasser pêle-mêle les bestiaux, le foin, les hommes.
Un roman donc, qu’une voiture en feu dédicace. Un accident. D’une histoire minuscule d’un seul coup, rabougrie mais sociale, tant la route est chose Publique. Puis bientôt s’égrènent les cortèges funèbres. Une mère perd ses enfants. Une ville son maire. PCF, CGT, Fédérations et Amicales se joignent aux cortèges qui ne sont plus de cris mais de larmes, non de fureurs mais d’abattement. Celui d’une région à son dernier exode, vers la tombe, trimballée dans le cercle trivial de l’enfer domestique. D’une région dont s’obstruent brusquement les origines, cette vieille histoire d’exils, d’immigrations qui ont écrit l’Histoire de France, nous dit-on sagement dans les manuels d’histoire, en descendant héroïquement se consumer dans nos mines.
Une fiction, celle d’une Histoire pelletée à pleine brassées, évacuée manu militari, dont ce roman voudrait nous dire combien elle fut prégnante, digne, féconde, brutale sinon séminale pour les luttes ouvrières en France. Que ce roman nous dit au demeurant, avec beaucoup d’émotion et de réserve, mais sans y réussir tout à fait non plus à mes yeux, bien que tout y soit, des heures de souffrance et de gloire, d’une tragédie que l’on n’a pas voulu écrire dans les années Mitterrand, dont on n’a su que faire à vrai dire, quand la Gauche était plus occupée à se reconvertir qu’à aider tout un peuple de mineurs à se réorienter dans la nouvelle idéologie qui se dessinait alors, pour survivre à la débâcle des valeurs qui étaient les leurs. Des valeurs fossoyées en fait, quand la Gauche prit le pouvoir et prit sa part de ce fossoyage, liquidant la lutte des classes bien avant sa liquidation sociologique, alors même que les néo-libéraux la reprenaient à leur compte, cette lutte des classes, américains et français, pour mener leur guerre sans merci contre les peuples et les masses populaires. Une guerre inaugurée à une époque où Aurélie Filippetti n’était qu’étudiante. Une histoire enterrée donc (prématurément), et dont il ne restait plus qu’à écrire la fiction. Mais qu’Aurélie Filippetti hésite à écrire, publiant un texte qui ne cesse d’osciller entre fiction et documentaire, témoignage et récit.
Pourquoi n’a-t-elle pas voulu en faire autre chose qu’un roman ? Pourquoi ce roman au demeurant, qui emprunte avec tellement de goût ce chemin désormais trop commodément balisé par la fiction française qui ne cesse de ré-élaborer la réalité pour mieux la contourner et pratiquer enfin, croit-elle, ses propres artifices ? Le réel d’une fiction serait-il donc plus fort que celui de la réalité ? Plus dramatique, oui, certainement, mais seulement au sens de ce qu’est une construction littéraire dramatique. Et c’est bien dans ce contexte d’énonciation qu’Aurélie Filippetti semble avoir hésité à inscrire son propos. Dans celui de l’énonciation dramatique plutôt que Tragique, cette fois au sens où un W.G.Sebald y a construit par exemple son magnifique Austerlitz, un récit qui oscillait déjà entre confession, témoignage, récit, documentaire, roman, etc. …
L’Histoire donc, époussetée d’une main ferme : celle du romancier qui sait en reconstruire la scène avec brio, composant ses fragments, épars ici, justement, comme à la dérive, ou seulement voguant, tant l’émotion les porte, les grèves, le grisou, la mort, le sacrifice, la misère, la dignité de la classe ouvrière échoués et ballottés dans les plis du récit. Pêle-mêle d’époques entrelacées, de personnages réels coudoyant des personnages fictifs, de lieux surtout, la vraie chair du texte, le lieu inscrivant dans sa densité la certitude d’une réalité parvenue à son point d’accomplissement : il n’existe de lieu que de lieu dit. Et qui transfert à la fiction son poids charnel. Il y eut bien ICI cette bataille, ces morts, que la mort fictive soustrait pourtant à leur réalité, la reconstruisant dans cet ailleurs où nous semblons pouvoir en éprouver enfin le poids : la fiction, poignante, d’une émotion que l’on dit universelle, de ces universaux dont j’ai bien du mal à ressentir la vérité.
La fiction, donc, toujours, comme point de fuite où prendre pied peut-être dans cette Historie révolue. Plus abandonnée me semble-t-il, que révolue : la classe ouvrière n’en finit pas d’agoniser, quoi qu’on en dise.
La fiction, peut-être parce qu’il n’y a plus d’Histoire ou que nous préférons qu’il n’y en ait plus, ayant choisi ses bribes, lâchées comme des ballons ou quelque bouteille à la mer, pour faire signe à la phrase plutôt qu’au réel. Et qu’il ne reste qu’à dresser des stèles à la gloire des mineurs pour achever leur fictionnalisation. Sidérurgistes arrachés aux entrailles de la terre pour venir mourir à l’air libre de lendemains sans gloire, qui sont les nôtres. Et y mourir plus durablement, pêchés comme des proies faciles, par familles entières, cargaison incongrue, exotique, qui est venue un jour se coucher devant Matignon, à l’époque où les socialistes venaient de prendre le pouvoir. Sous les yeux ahuris d’un Ministre socialiste, qui n’en dit strictement mot.
Un témoignage au fond, celui d’Aurélie Filippetti, construit avec talent pour évoquer ces régions où l’on parlait toutes les langues européennes ou presque, où l’identité était incertaine, tout comme la nationalité, une fois française, une autre allemande. Un témoignage que j’ai aimé ici et là, goûté, apprécié –mais quel poids ce genre de vocabulaire ? Que j’ai apprécié tout de même, ça et là, je ne peux le nier. Le témoignage d’une région disputée par des Puissances Publiques pour sa valeur marchande, par des patrons se chamaillant le bout de gras au mépris des peuples qui l’habitaient, une sorte de no man’s land humain saisit par des souffrances vertigineuses pourtant. Un siècle de lutte ouvrière donc. Un siècle de mépris d’un côté, de détresse de l’autre, d’exclusion. Un siècle de combats, d’autant plus juste rétrospectivement, qu’ils ont été perdus –dirait-on. Ce sur quoi, encore une fois, le livre ne réfléchit pas. Cette défaite. Ré-enracinée ici dans des trajectoires individuelles, biologiques. Dans son nombre singulier plus que pluriel, signé romanesquement. Car l’exemplarité de la mort qui frappe ici est celle des individus. Tout un symbole : c’est dans la chair de l’homme au singulier que s’éprouve, il est vrai, la finitude historique des hommes. Tout finirait donc dans la biographie. Celle des êtres rendus, congédiés, renvoyés à eux-mêmes, à charge pour l’auteur d’en délivrer un message plus universel, d’ouvrir le champ du symbolique pour en dresser les perspectives fécondes. Je veux bien. Mais je ne peux pas ne pas me prendre à rêver de ce qu’un William T. Vollmann en aurait fait. Sommant les uns, poussant les autres, même livrés à la maladie qui enferme le corps dans sa biologie aveugle, pour nous tirer de notre propre lit plutôt que de nous aider à nous lamenter au chevet des mourants. Mater Dolorosa. L’expression est d’Aurélie. On a en tête cette image d’une mère frappée de douleur tenant sur ses genoux son fils mort. J’aurais aimé une autre expression pour témoigner de la souffrance des mères des mineurs. Celle peut-être encore qu’aurait pu saisir l’effort d’une nouvelle Misère du monde (Bourdieu), pour forcer nos beaux discours sur la disparition de la classe ouvrière à comparaître au pied de cette dernière marche de l’espoir des mineurs de Lorraine, un beau jour de 1984, couchés sur le bitume devant Matignon, et sommer les Charles Fiterman et autres Ministres socialistes d’inventer une autre narration pour témoigner de cette défaite de la classe ouvrière, qui était la nôtre et nous a menés tout droit aux années Sarkozy. Car si ce qui est mort dans ces derniers jours, ce sont bien les hommes en effet, c’est aussi tout ce dont nous avons souffert et payé au prix fort, l’humain, seule justification de nos pensées et de nos gestes, fussent-ils politiques, surtout politiques. Et tout le reste en effet, n’est que littérature (Artaud).
Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Aurélie Filippetti, éd. Stock, coll. Littérature française, sept. 2003, 200 pages, 15,25 euros, ean : 978-2234056398.
image : Aurélie Filippetti et les remparts de Longwy.