ALIENATION JOYEUSE ET DESIRS SEDITIEUX (2) : UN MONDE DESENCHANTE.
Aujourd’hui, la savoureuse cause du capitalisme fordien s’écroule -l’aliénation joyeuse à la marchandise, les droits du consommateur en horizon inaliénable des Droits de l’Homme. Le pouvoir actionnarial, qui a radicalement changé le visage du capitalisme contemporain pour lui substituer celui d’un capitalisme financier sauvage, est en train de mettre à bas toute cette belle construction. Car ce qu’il produit n’est autre que le chômage de masse et la précarisation. Et ne croyez pas qu’il ne s’agirait que d’une crise passagère, qu’une croissance à deux points enrayerait haut la main. Non : il s’agit d’un état durable, dont les mécanismes sont transparents : la croissance ne peut que consolider les mécanismes d’oppression et de précarisation au sein d’un capitalisme financier qui ferme les entreprises parce qu’elles vont bien.
Cessons donc de croire que nous devons consentir à faire des sacrifices pour sauver nos emplois, ou notre industrie, ou notre compétitivité. Notre enrichissement ne passera pas par l’enrichissement des plus riches : pour preuve, si la crise financière nous affecte, en revanche, jamais les patrons du CAC 40 n’ont réalisé d’aussi imposants bénéfices…
Une véritable tyrannie s’est ainsi installée, en France, avec cette brutalité sans précédent du chantage à l’emploi qui nous est fait. La retenue fordienne du licenciement n’est plus la norme du patronat. Licencier est même devenue une cause nationale… Nous ne nous le répéterons jamais assez : la tyrannie qui s’affirme est destinée à occuper tout l’espace disponible car elle trouve ses conditions de possibilité dans le nouvel état des structures économiques du capitalisme financier. Keynes avait déjà analysé le caractère fondamentalement anti-social de la liquidité financière, son refus de tout engagement durable. Elle n’est que l’expression d’un individualisme poussé à son comble, qui plonge en retour le salariat dans la terreur.
Mais le chômage de masse et la précarisation sont des variables à double tranchant. Qui invitent désormais à la révolte. Reste le problème de savoir comment sortir de la nasse dans laquelle nous nous sommes précipités.
L’analyse de Frédéric Lordon pourra paraître un peu courte sur cette question. Elle demeure pourtant pertinente et pointe très exactement et la nature du malaise qui traverse le pays et les réponses que ce pays invente, aujourd’hui même, sans préjuger de l’issue des luttes qui sont menées.
Pour s’en sortir, il faudrait être en mesure de promouvoir de nouveaux objets de désir. C’est, on l’a vu à partir de la compréhension spinoziste du désir, le rôle de la société que de promouvoir des objets de désir. L’épanouissement, la réalisation de soi étaient des mots d’ordre ambivalents, qui ont permis au capitalisme de se régénérer en ouvrant de nouveaux champs d’exploitation du désir nous enfermant dans l’aliénation joyeuse d’un monde condamné à sa perte. Refusons de croire au bonheur en Hdi. Refusons de croire au bonheur individuel enfermé dans des logiques strictement domestiques. L’ethos individualiste est radicalement anti-spinozien. Car pour Spinoza, personne ne peut revendiquer une action comme parfaitement sienne : "nous faisons quelque chose s’il nous arrive quelque chose".
Le salarié du vieux modèle capitaliste, qui n’a plus cours que sous les traits d’un discours mensonger, racoleur, démagogique, et qui pouvait croire au ré-enchantement du monde et de sa vie par la consommation, ne peut plus se leurrer. Ce n’est d’ailleurs plus un conseil mais un constat, la précarisation l’ayant frappé à son tour.
Nous avons intérêt à mettre un terme à la domination non pas des affects joyeux, mais à l’illusion coûteuse qui nous est proposée en guise de satisfaction de nos désirs. Ou, comme l’écrit Frédéric Lordon, il nous faudrait passer d’une économie de la plus-value à une économie de la "capture" : ce que nous voulons ? Rien d’autre que de la puissance d’agir !
Mieux : une puissance d’agir commune ! Ce qu’ont largement démontrées les manifestations de ces dernières semaines.
Moins s’émanciper par le travail que s’émanciper du travail, pour parcourir le champ vertigineux des passions séditieuses : la Révolution, c’est d’abord un magnifique moment de liberté.
Devenir "perpendiculaires" donc, via l’indignation qui renverse les balances affectives et conduit les individus à refuser de se soumettre aux rapports institutionnels.
Renouer avec sa puissance d’agir - sa puissance d'être, persévérer dans son être, dirait Spinoza. Car Pouvoir, être et faire sont une seule et même chose. Aujourd’hui, il importe ainsi d’écrire l’Histoire comme un mécontentement qui est, rappelle Frédéric Lordon, la force historique capable de faire bifurquer le cours des choses.--joël jégouzo--.
Capitalisme, désir et servitude, de Frédéric Lordon, La Fabrique éditions, septembre 2010, 214 pages, 12 euros, EAN : 978-2-358720137.