ALIENATION JOYEUSE ET DESIRS SEDITIEUX (1)...
"On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde!" (Deleuze, Pourparler).
Dans son essai Capitalisme, désir et servitude , Frédéric Lordon a tenté de penser à nouveaux frais les questions de l’exploitation et de l’aliénation. Il s’est ainsi proposé de relire Marx à l’épreuve de Spinoza, pour mettre à jour ces mécanismes sous une lumière nouvelle, en tentant de combiner la vision marxiste des rapports de production à l’anthropologie spinoziste des passions – Spinoza, en somme, pour démonter la machine des affects et reprendre la question salariale sous l’angle des passions.
Par quels processus certains hommes parviennent-ils à obtenir que le plus grand nombre non seulement se mette au service de leurs désirs, mais y entre, alors qu’il demeurera exclu de l’essentiel de leurs satisfactions ?…
Ce faisant, Frédéric Lordon s’est moins intéressé à la question de savoir comment enrôler, qu’à celle de comprendre où ce désir de se mobiliser pour autrui se formait. Réponse en apparence évidente : le salaire qu’il est possible de retirer de cet enrôlement. L’argent comme "condensé de tous les biens" (Spinoza), ce que Marx avait parfaitement décrit lui aussi.
L’argent donc, non comme fin en soi, mais moyen d’accéder à la satisfaction de ses propres désirs. Encore faut-il comprendre le statut de ces désirs.
Pour Spinoza, le désir ne pointe rien d’autre que lui-même, il est sans but ni objet. Forme désirante, première et absolue, "le désir circule entre les individus qui s‘induisent les uns les autres à désirer par le spectacle mutuel de leurs élans".
Ce n’est que bien plus tard que surgira dans l’horizon du désir un objet. Objet au demeurant non pas débarqué de nulle part ou né de la volonté de celui qui désire, mais surgi pour l’essentiel des structures qui fondent le rapport de l’être au monde et à lui-même. On l’aura compris : la société se charge de fournir des objets de désir et c’est dans cette masse des possibles que nous allons choisir où investir les nôtres. Les rapports de production configurent ainsi les désirs, de sorte qu’ils ne sont jamais autonomes, ni autotéliques –y compris le désir amoureux. D’où émergent-ils donc ? Leurs causes sont si multiples (ce sont les fameuses propositions de Spinoza sur le conatus et la métaphore de la pierre lancé dans les airs), que nul ne peut les remonter ni moins encore affirmer qu’il en est la cause première, authentique et unique. Une biographie, une rencontre (thème si cher à Spinoza), les rapports sociaux font qu’il existe une hétéronomie radicale du désir. Avec pour conséquence, chez Spinoza, que la servitude volontaire est une proposition dénuée de sens : il n’existe que des servitudes passionnelles, l’homme est soumis à ses désirs.
Dans les rapports de production au sein du monde capitaliste, la question du désir et de ses satisfactions a trouvé une solution originale, puissante, qui semble même quasiment définitive, avec l’émergence de la société de consommation. C’est dans l’aliénation marchande que le désir s’est engouffré, aliénation séduisante sinon valorisante, offerte comme un puissant levier du rapport salarial et vécue par chacun comme un vrai moment de joie de son rapport salarial –et qui, bénéfice non négligeable, le fait perdurer.
Ford avait tout compris ! Et en comprenant cela, il ouvrit en grand les portes du paradis au capitalisme triomphant, inaugurant d’un vrai tournant dans son histoire, lui offrant sa plus grande réussite, qui le fait tenir, encore aujourd’hui, comme notre horizon indépassable.
Le droit des consommateurs est devenu ainsi la cible première des Etats. Un droit qui leur aura permis de brader celui des citoyens. Avec la bénédiction du plus grand nombre et de l’ex-gauche marxisante : la mondialisation, via la nécessaire mise en concurrence à l’échelle planétaire des forces de travail, commandait de délocaliser pour le bien de tous, c’est-à-dire pour le plus grand profit de la consommation, devenue l’espace ultime de définition de la liberté des hommes. Manipulation suprême : la post-modernité transformait les citoyens en consommateurs, à la satisfaction générale de ces derniers.
Ou presque. Et du moins, tant que le processus fonctionnait, que le coût de la vie paraissait baisser, qu’un enrichissement se faisait (presque) jour, que la consommation se portait bien : le moral des ménages au beau fixe…
Tant que le processus fonctionnait en effet, impossible de rêver à un dépassement quelconque du capitalisme.
Le système du désir marchand consolida ainsi la soumission des individus, qui parvenaient à tirer de leur aliénation de vraies satisfactions (voitures moins chères, ordinateurs moins chers, télévision, etc.). L’aliénation joyeuse à la marchandise tourna un temps à plein régime, avec force et bonheur.--joël jégouzo--.
Capitalisme, désir et servitude, de Frédéric Lordon, La Fabrique éditions, septembre 2010, 214 pages, 12 euros, EAN : 978-2-358720137.