ALICE KAHN : A QUOI RESSEMBLE-T-ON ?
Le monde comme une image polie trônant sur la cheminée. La narratrice, spectatrice. Paris se dresse devant elle, crédible. Enfin, pas moins qu’elle. Tout comme les passants. Celui-ci. Ou celui-là. Celle-ci qui vient de s’arrêter pour planter ses yeux dans le regard étonné d’Anna. Mais elle, elle n’est pas Anna. Enfin, peut-être pas. Anna. Son rendez-vous : William. Alors la narratrice joue à être Anna, s’y conforme, ne bouge plus. Elle est Anna. A s’y méprendre. A quoi ressemble-t-on de toute façon ? Si bien que William n’y voit que du feu. Peut-être est-elle Anna, après tout. Qu’importe. Elle glisse dans la peau du personnage. William, lui, semble découvrir, ou redécouvrir, Anna. Son Anna. Mais la vraie Anna ? Qu’est-elle devenue ? Qu’importe. Pour l’heure, tenir le rôle. Laisser parler William : après tout, Anna est sa construction. Sa parole le dit assez. Et lui, il semble connaître son propre rôle. Elle, songe qu’il a dû répéter. Il la recouvre trop bien d’Anna. La fait entrer, sans reste ni excédent, dans l’image qu’il s’est forgée d’elle. Mais elle, elle entrevoit sous les mots qu’il profère des espaces où initier de nouveaux degrés de liberté pour ce personnage qu’il a trop bien écrit : "Je vaudrai mieux que son fantasme." Tandis qu’il parle pour combler sa description. Tandis que plus il parle, moins la vraie Anna lui manque. Il en rapièce les vides, même. Bien qu’il s’étonne, de loin en loin, de la physionomie de l’Anna qui lui fait face. Cette supposée Anna qui prend si bien en charge les ficelles qui animent son personnage.
Retour à son rendez-vous. Retour à Anna. A William, qui est photographe. Il croit avoir développé un vrai regard sur les choses, les êtres et le monde. Tout cela parce qu’il est photographe. Artiste. Mais il ne voit pas qu’elle n’est pas Anna. Dont il a pourtant consigné une image, naguère. Qu’importe, ensemble, ils apprennent à se vivre. Lors d’un vernissage, la narratrice, pour faire bonne figure dans les conversations, s’invente une artiste d’elle seule connue : Alice Kahn. Qu’elle promène de soirée mondaine en soirée mondaine. Reprenant les mimiques, les tics, les manières de tous pour mieux leur ressembler. Rien de tel qu’un bon discours stéréotypé pour vous faire accepter. Ici et là, chacun attifé de son Moi Somptuaire, entretenu comme il le peut. Ce Moi somptuaire qui n’ouvre que l’horizon du conditionnel. Peut-être notre seul site désormais. Nous qui en sommes à raccommoder nos territoires, à recoudre nos images, à tenter de classer ce trop plein d’images qui fonde nos vies. Avant de redevenir invisible, comme la pseudo Anna. Qui finit par se fondre ailleurs. Demain une autre. Qu’importe William. Ou son contraire.
Et puis le récit tourne, s’ouvre à l’absente de leur propos : la narratrice. Ses souvenirs d’enfance. D’aussi loin qu’elle le peut. Depuis l’enfant qu’elle était et que nul ne remarquait jamais. Qu’on oubliait même, au propre. Jusqu’au jour où elle décida de se faire invisible, pour mieux imiter la vie. Invisible. Piochant dans les biographies des uns et des autres matières à exister. Son père par exemple, réinventé de toute pièce.
Quelle lucidité, tout de même, dans ce personnage ! A décrypter les petites facéties par lesquelles nous tentons d’exister. Pourtant l’ensemble se tient comme sur le seuil d’un questionnement qui achoppe, ou ne sait se trouver. Qu’est-ce que se ressembler ? Un tel effort en vaudrait-il la peine ? On se prend, ici, à songer à Denys le Chartreux (mort en 1471), à convoquer ses textes sur ce même thème : la ressemblance. L’un des auteurs les plus lus du XVème au XVIIème siècle, aujourd’hui totalement ignoré. Denys, si peu à l’aise devant toute forme de manifestation du surnaturelle, reprenant à son compte ce grand genre littéraire du Moyen Age tombé ensuite en désuétude, celui du Miroir. Le Miroir ou l’impossible connaissance, malgré les arts du portrait, les techniques de description de soi. On se plait à songer, sur le même thème toujours, aux Miroirs de Vincent de Beauvais (1256), aux Miroirs exemplaires, aux Miroirs des Princes (Machiavel), voire au Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre (1531)…
Dans ses "Lunettes" -une autre appellation pour le même genre-, la rhétorique déployée par Denys le Chartreux épousait une forme parfaitement codifiée, au sein de laquelle les effets devaient se répondre, ainsi que les voix, multipliant en cascades les jeux de renvois soulignés par une écriture comme enroulée sur elle-même, monomaniaque et abusant d’échos de lectures, de dédoublements, le tout serti d’une réflexion profonde sur la nature humaine prise dans le drame de ses contradictions. L’homme s’y exposait en exilé, éternel pèlerin étranger à son propre monde. Cette étrangeté qui est précisément le lieu de l’écriture annoncé ici. L’homme, cette petite créature indicible, revêtue d’une beauté plus grande qu’elle n’en savait porter et trop souvent attaché à ses reflets et malgré cela, lui le mortel, fait plus qu’aucune autre créature terrestre pour le Vivant. Denys composait l’Imitation comme notre vraie condition. Dans son roman, Pauline Klein articule exclusivement l’imitation aux reflets de l’être. Chez Denys, cette imitation revêt une autre dimension, s’arrache à ces reflets dans l’étendue de la contemplation, prière pure et perfection de la charité -miséricorde pour l’homme dans son infinie petitesse. Un acte si complexe à force de simplicité. Son livre De Contemplatione (1440 – 1445), énorme bouquin jamais vraiment achevé, trace l’horizon de cette vie contemplative. Il ne papillonne pas, l’œil rivé sur quelque inaccessible, lieu le plus incomparable de l’être humain : là où sourdre en son amour, dans le démesuré de ce vaste monde. (Fundis ex dilectione).--joël jégouzo--.
Alice Kahn, de Pauline Klein, éditions Allia, août 2010, 126 pages, 6,10 euros, EAN : 978-2- 84485-355-4.
Denys Le Chartreux, Petit traité de la méditation, traduction nouvelle par Martial Tecxidor, asin : B00185EN40.