Alain Châtre, lettre de Jean-Paul Rey
Mon cher Alain,
Un arlequin bondissant a surgi comme un diable de son théâtre italien. Vêtu de velours chatoyant, le haut du visage masqué de noir, il s’avance jusqu’au bord de la scène. Puis il proclame haut et fort, en adressant au public une ultime révérence : "E finita la Commedia ! "
Et voilà. Le rideau est tombé sur nos conversations quotidiennes, interrompues de façon brutale par la Grande Faucheuse qui t’a pris en traître, emportant vers je ne sais quel abîme ou soleil, ta voix unique de gargouille suave.
Cette violence, je la ressens d’autant plus qu’elle intervient à un moment de ta vie où tu semblais en paix avec toi-même et avec les autres, proche de tes fils, bien en phase avec le réel, avec en tête des projets de retraite qui n’avaient rien d’un repli. Tu allais t’installer confortablement dans une ville où tu avais maintenu des liens forts, trouvé des repères, des centres d’intérêt et de loisirs. Sans oublier ta petite chienne, objet d’un amour démesuré… Avions nous donc tant de naïveté pour croire en ces possibles ?
Je repense à toi, ce printemps, quand tu appelais du cœur de la montagne, randonnant à travers les bois noirs en quête de l’eau de source la plus fraîche au monde. Tu en remplissais de lourds bidons dont tu me faisait écouter le glou-glou. Je te sentais alors ennivré d’air pur, en pleine communion avec la nature sauvage, sur tes terres...
Plus tard dans l’été, j’aimais recevoir tes appels de Vichy. Quand, au sortir d’un épuisant parcours du combattant de l’immobilier, tu déambulais dans la vielle cité thermale, haut-lieu de ton imaginaire, sur les pas de Valery Larbaud, ce dandy des belles lettres que tu vénérais tant.
Je me souviens aussi de ton bref mais intense séjour dans un cloître perdu, de la première fois où tu m’as fait entendre le sublime chant des femmes kurdes et de la dernière fois où nous nous sommes parlés. Tu relisais "Le Grand Meaulnes" pour la millième fois. Et pour la millième fois, tu en retrouvais la magie intacte. Ton rêve adolescent t’aura accompagné jusqu’à ta dernière heure et c’est bien comme ca.
Pendant les jours qui ont suivi la terrible nouvelle, comme jamais, lors de nos discussions, même parfois très "vieux de la vieille", nous n’avions abordé la rubrique cardiologie, je me suis longuement interrogé sur le pourquoi du comment de cet incroyable dénouement.
Possible après tout que la réponse réside dans le non-dit. Comme toujours. Dans le non-dit de ta relation aux cardiologues bien sûr, mais aussi dans le non-dit affectif qui accompagna les disparitions si douloureuses de ta maman et de ce Roger, dont tu parlais avec l’affection d’un fils.
Une fois orphelin, un cœur déjà tendre devient fragile. Et le tien l’était.
Je ne sais si l’essentiel est invisible pour les yeux, en tous cas je n’ai rien vu.
J’aurais du mieux t’écouter, toi qui savais si bien formuler ta part d’invisible.
Ne disais-tu pas souvent qu’on est "éventuellement agenouillé à l’intérieur de soi-même"...
Ta voix aujourd’hui s’est tue mais ta parole demeure. Elle fait désormais écho à celles des écrivains, artistes et rêveurs qui t’ont accompagné tout au long du chemin, ces "petits pères", comme tu les appelais affectueusement.
Et ce dialogue d’un nouveau genre qui vient de naître entre nous, ton cher Alain Fournier pourrait momentanément le poursuivre en ces termes :
"Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clé et la suite
et la fin de cette aventure manquée".
Mais je préfère laisser le dernier mot au grand Mallarmé.
Tu sais bien que pour lui, le poète ne meurt pas. Il devient autre.
"Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change".