AIMER, LA CHAIR AU RISQUE DE L’ESPRIT.
Sur un paquebot, quatre personnes font route vers la Chine : trois hommes et une femme. Mesa, passablement tourmenté, ne peut cacher l’irrésistible passion qui le porte vers Ysé, une femme mariée que son couple ennuie et qui, tour à tour, sera l’amante des trois.
Là où L’Echange donnait à voir la dispersion du Moi en quatre figures symétriques, Le Partage introduit une asymétrie fondatrice : le moi s’égare à chercher dans l’amour une réponse à sa solitude égologique, mais il ne peut faire autrement : son site est là, désormais. Sur fonds de révolte (des Boxers) et de massacre, l’incomplétude où nous nous rencontrons ne peut offrir à nos passions qu’un périmètre clivé – c’est du moins la leçon provisoire de Claudel.
Mesa s’éprend d’Ysé, à qui il confie que Dieu n’a pas voulu de sa vocation. Dès lors, que le péché s’ajoute à son rabaissement lui paraît presque une consolation. Largement autobiographique, ce texte qui retentit tout entier de la fièvre du jeune Claudel enlevant lui-même une femme mariée (Rosalie Vetch), se déplace ainsi sans cesse entre le banal et le sublime qui bornent son horizon.
L’adultère qu’il met en scène est ce moment où, comme il le dit lui-même, "la chair désire contre l'Esprit". Désir qu’il renverse tout d’abord, plaidant jusqu’à la folie de la raison l’Esprit pressé de descendre dans cette chair au plus vite, pour s’y accomplir pleinement. Mais Ysé tergiverse et Mesa se retire, blessé, s’adressant de nouveau à Dieu, sarcastique et misérable, portant à bout de bras son aventure comme un sacrifice qu’il offre à ce Dieu grimaçant qui n’a pas su anticiper la folie où l’Incarnation de l’Esprit dans la chair allait précipiter les hommes.
Mais voici que les protagonistes de cette comédie se métamorphosent, d’entrer si profondément dans le vif de leur incarnation, de pousser si loin dans la chair, réalisant soudain leur être profond de cette traversée que seule la passion permet, et qui conduit l’âme à son vrai terme.
Rien n’est simple pourtant, et moins encore l’écriture de ce drame : ce Mesa que griffonne Claudel, en charge de son pitoyable Moi, il lui fait dès lors détourner son regard d’Ysé vers un désir qu’il voudrait plus absolu –débarrassé de toute chair. Comme s’il s’agissait de se rendre, lui, Claudel, ou plutôt de célébrer quelque réconciliation impatiente : sa fausse libération des contingences de l’amour charnel, au terme de laquelle l’Esprit pourrait alors s’affirmer "vainqueur, dans la transfiguration de Midi". Oubliant Ysé, il combine sur les planches une transe pour sa dernière apparition, la fait errer, elle à qui il avait tant promis et à qui il finit par tout refuser, pour qu’elle disparaisse dans l’aube qu’il espère. Sous la dépouille des mots il n’y a plus Ysé mais Claudel déchirant Ysé de ses propres mains, en prétendant l’accomplir dans une bien étrange assomption qui n’est autre que celle de l’écriture poétique, et dont nous savons aujourd’hui que l’auteur ne s’est jamais remis. Après cela, il se verra contraint de répéter encore et encore l’infini questionnement où chacun tombe quand il s’agit d’aimer aussi brutalement : Pourquoi cette femme ? Pourquoi la femme tout d'un coup sur le bateau ?
Alors oublions Claudel, oublions cet ordre imaginaire qu’il invente pour y ranger chaque chose à sa prétendue place et faire place nette à l’ordre sacré qu’il tient pour seul vrai – sans jamais parvenir à s’en assurer.
Rosalie Vetch, la femme qu'il aime, avec laquelle il a vécu, mais dont il a dû se séparer sans cesser de vouloir la rejoindre et qui s’en est allée, elle, vers d’autres bras moins encombrants, Claudel n’a pu la transfigurer comme il l’a cru d’Ysé. Qu’est-ce qui s’est refusé à lui ? Claudel n’y revient pas, s’égare encore : bientôt il poursuit une autre femme, qui se dérobe à son tour. Alors il s’arrête, écrit Le Partage de Midi. Comme un fou il empile les versions. C’est qu’il cherche une issue, qu’il croit parfois trouver dans l’expiation mystique. Une expiation effrayante : de cet effondrement personnel, le cosmos lui-même doit pâtir ! Enfin il croit pouvoir affronter les silences qui se sont accumulés : l’abîme, d’où rien n’est dépliable. Il rédige encore, finit par remplir la réalité vécu de l’écriture qui prend sens et ordonne, seule, le chaos qu’il croit avoir traversé enfin. Claudel se fait poète, pour n’avoir pas à supporter la chair et ses clameurs pressentes. Une clôture, pour ne plus devoir affronter l’épreuve de la chair, l’ouvert de l’ouvert, cette jonque immense et bouffonne, ronde des infimes absolus où l’abîme pourtant se dissout.—joël jégouzo--.
Le Partage de midi , version de 1906 suivie de deux versions primitives inédites et de lettres également inédites à Ysé, de Paul Claudel, éd. Gallimard, Folio Théâtre n°17, septembre 1994, 320p., ISBN 2070388859