RENTREE LITTERAIRE : JAN KARSKI, l’ethos de la parole
Le sujet du roman, c’est un message.
Le personnage principal du roman en est le messager. L’objet : the massage.
On se rappelle Shoah, de Lanzmann, et du récit de Jan Karski opérant à l’intérieur du film comme celui de Dante.
Résistant catholique -ce que Lanzmann avait omis- polonais. En 1942, la résistance juive polonaise le fait entrer clandestinement dans le Ghetto pour qu’il puisse voir de ses propres yeux la situation des juifs enfermés au cœur de la capitale polonaise, et s’en aller ensuite porter aux nations témoignage de cette situation, alerter les grands de ce monde et obtenir leur intervention.
Dans Shoah de Lanzmann, Jan Karski était invité à rappeler ce message et la fortune qu’il avait connu. L’enjeu de son témoignage (qui nous est rapporté ici au terme d’un décryptage éblouissant) était alors pour lui de savoir comment raconter de nouveau pour que cette parole qu’il avait à transmettre ne l’exposât pas, cette fois encore.
Qu’est-ce qu’être « témoin » ?
Sa parole, dans Shoah déjà, s’adressait à nous qui regardions le film et faisait se rencontrer deux temporalités écartelées, celle du passé et celle du présent. Tout comme elle s’adresse de nouveau à nous qui lisons aujourd’hui ce roman, exactement de la même façon qu’elle s’adressait aux Grands de ce monde quand il la porta au devant d’eux, en vain. Et ces phrases, porteur du même sens, s’énoncent sans perdre de leur actualité et de leur force.
Peut-on ébranler la conscience du monde ? Une parole le peut-elle ? Et un livre ? Le monde existe-t-il assez pour qu’une phrase le touche ? Ou bien est-ce le poids des mots qui est en cause ? Ou nous-mêmes : les mots ont-ils assez de présence dans nos vies pour que nous puissions entendre ce qu’ils veulent dire ? Et quant aux livres… Que « disent-ils » donc ? En écrivant cela, je songe aux beaux cours de littérature d’un monde savant aux yeux duquel un texte ne prend vie que dans sa littérarité… Où donc le livre touche-t-il au réel ? Quel mesure de réalité lui concédons-nous ?
Nous savons aujourd’hui que le message de Jan Karski n’a pas été entendu. Il y avait des raisons à cela. Les Alliés n’ont pas sauvé les juifs. Ils n’ont pas voulu. Jan Karski s’en est alors allé seul tourner mille fois dans sa tête son message pour savoir ce qui avait déplu, ce qui avait déconné, si c’était lui ou bien les autres ou les mots qu’il avait prononcés, s’il avait mal dit les choses, n’avait pas su les dire. Il avait pourtant parlé du Ghetto, qu’il avait vu, depuis ce seuil où le langage venait de se pétrifier. Raconter le Ghetto de Varsovie. Sur quelles images pouvait-il fonder un sens qui pût être commun en 42 ? N’y avait-il pas eu pourtant déjà toutes les images de charnier de la Grande Guerre qui avaient, au fond, préparé les populations européennes à la barbarie nazie ?
Décrire le Ghetto… C’était d’abord montrer cette biologie des corps nus. Cadavres et bébés aux yeux fous, enfants squelettiques couverts de gale qui jouent avec des poupées de chiffon entre les corps putréfiés. Tout un code de sauvagerie dont les images n’étaient pas complètement étrangères au monde de 1942. Mais dans quelle langue fallait-il le dire ? Quand l’opposition vivant/mort ne permettait pas de rendre compte de cette réalité « à nulle autre pareille » - l’on sent poindre ici l’excuse de « l’indicible », occultant toute possibilité de dire et donc d’entendre… Vraiment ?
Puis il y eut le livre de Jan Karski, publié en 1944, qui reprenait ce même message pour tenter de comprendre encore une fois les raisons pour lesquelles il n’avait pas été entendu. Etait-ce de sa faute à lui ? Et lui encore, on l’a vu, dans Shoah, plongé de nouveau dans l’horreur qu’il revécut au moment du tournage. Et ce roman aujourd’hui, dont il est le héros, personnage fictionnel, nous confiant les pages que nous croyons tourner sur les bords d’un « beau » texte, d’un texte « fort ». Mais fort comment ?
Le roman de Yannick Haenel nous offre en prime la biographie de Jan Karski. Comme si elle pouvait expliquer… Mais quoi donc ? Que cet homme ait été mieux que tout autre le messager idéal, avec son héroïsme polonais (être polonais c’était, profondément, être résistant), dans Varsovie occupée, détruite, cet homme tombé entre les mains de la Gestapo, torturé, évadé ? Le catalogue des faits peut-il quelque chose ?
Et de nouveau le roman de Yannick Haenel réécrit le message, nous le restitue dans ses contextes d’énonciation, celui du récit de la visite du Ghetto, celui du récit de la cour des Grands, celui du récit de ce message dans le contexte de discernement des juifs polonais. Le même message dupliqué quatre fois, cinq fois, roborativement, pris et repris encore, la même rencontre réécrite sans pouvoir être dupliquée, dans Shoah, dans le livre de Karski, dans la mémoire de Witold, dans le récit de la mémoire de Karski, dans ce roman… L’avez-vous bien lu ? Mais lu comme quoi ? Quel est son statut ? Cette histoire, peut-on encore la raconter ? Avec tous les schèmes qui se sont mis en place dans chaque contexte d’énonciation, les ombres de 42, le silence dans Shoah ?
Qu’est-ce que témoigner ?
Témoigner n’est pas rendre compte. En 44, Karski tentait de rendre compte. C’est-à-dire de mettre à distance la chair du récit et les souffrances auquel il ouvrait. Dans Shoah, il témoignait : martyr, souffrant dans sa chair, conformément à l’étymologie du mot grec.
Et on a laissé faire. Rien. Pire : il n’y a pas de réponse aujourd’hui. Sinon quelques mauvaises raisons. Politiques. Militaires. Antisémites. Une récente : la Destruction était en marche dans le monde, les Alliés eux-mêmes se ralliaient à cette idée de destruction – bientôt il raseront Dresde, Hiroshima. La Destruction, ce concept clé du XXè siècle, était en marche. Rien de ne devait l’arrêter.
Mais aujourd’hui se pose la question de savoir ce qui, dans ce message, a résisté au temps. Et continue de vivre, par exemple, ici et maintenant, dans notre lecture de ce roman. Qu’y a-t-il à entendre dans ce message, aujourd’hui ? Qu’il soit possible de se soustraire enfin aux voix qui sont mortes ? Que peut un livre ?
Fin de la guerre. On a recyclé la barbarie. Le crime a fini par déborder de toute part en ce monde. Mais autrement. Il reste donc beaucoup d’horizons d’indignations nouvelles à découvrir.
Fin de la période de la fin de la guerre. Et d’autres périodes encore ont fini par prendre fin. La Shoah, de crime commis contre l’humanité, est devenue de plus en plus dans nos consciences un crime commis par l’humanité - vivre c’est s’affronter à la distance qui sépare ceux qui sont morts de ceux qui sont indifférents à ces morts.
Alors ce roman, écrit dans le style du message de Jan Karski : des phrases simples, sans lyrisme, dénotant sans connoter, livrant la chose dans son ahurissante nudité. Un relevé militaire - le compte rendu d’un malheur qui a frappé l’énonciation dans le monde occidental.
Et autre chose encore : le roman de Yannick Haenel vient alimenter le grand récit du XXème siècle, qui est celui de la Shoah.
A-t-on assez réalisé que ce récit formait d’abord un ensemble de textes hétérogènes (comme la Bible, Ancien et Nouveau testaments confondus) ? Et que le processus par lequel les paroles transmises devenaient écriture était au fond un processus d’incessantes relectures ?
Dans le roman de Yannick Haenel, les textes ressurgis du passé font l’objet d’un nouveau déchiffrage. Ainsi du corpus qui forme ce grand récit de la Shoah, fondateur, a posteriori, du court XXème siècle. Au fil des lectures et des relectures, des rectifications, des retouches, des affermissements et des amplifications, s’élabore ainsi une écriture qui se dévide comme un processus de parole ouvrant au fil du temps ses possibilités. Quelle direction prend cet ensemble ? Nul ne peut le dire. D’autant que le corpus est loin d’être achevé. Car avec ce roman on voit se dessiner un nouveau volet de la réception de la Shoah : une herméneutique qui partirait non plus de la Shoah, mais de nous.
Jan Karski était au fond porteur d’un acte de foi, dans un monde qui tournait le dos à toute foi. Y compris à celle du livre: déjà lire s’enfermait dans les jouissances que le pur jeu formel du texte promettait. L’ouvrage révèle ainsi la déchirure langagière du monde contemporain, où tout discours n’est plus désormais que textuel. Loin du poids de cette parole que nous redécouvrons aujourd’hui, et qui fait qu’elle dépasse l’instant où elle est prononcée, qui fait que l’auteur ne parle pas simplement de lui-même ni pour lui-même mais d’une histoire commune, la nôtre, qui nous porte malgré nous. Ce poids, par exemple, qui étouffa le message de Jan Karski sous une tonne de raisons plus loquaces les unes que les autres.
D’où le message de Jan Karski aurait-il pu être une force efficace (c’est exactement l’étymologie du mot «évangile» au sens où on l’entendait dans l’Empire romain : une parole d’autorité, un message délivré en toute autorité, force efficace qui entre dans le monde pour le transformer) ?
Que cette parole ne pût être parole d’évangile, Jan Karski le découvrit assez tôt. Il réalisa sans le thématiser que la parole était devenue simple discours, ne recouvrant plus aucune réalité. C’est toujours cela qui est en jeu dans notre réception de ce dire : l’ethos perdu de la parole. Mais d’où, dans notre monde contemporain, celui d’après la Shoah, cet ethos de la parole pourrait bien reprendre forme pour que « cela » n’arrive réellement plus ?
Qu’est-ce qui nous fera comprendre que l’auteur ne parle pas comme un sujet clos sur lui-même ? Qu’il parle depuis une communauté organisée, portée par un mouvement dans lequel une force rectrice est à l’œuvre. Karski l’apprit à ses dépens. Sa langue buta contre le mur d’une suspicion déjà bien rôdée. Que le langage fût dialogique dans son essence, Mikhaïl Bakhtine l’avait montré avec talent. Or Karski ne pouvait comprendre les termes du dialogue qui lui était infligé. Reste à comprendre quelle force était à l’œuvre et quelle force l’est encore, aujourd’hui. Ou pour le dire autrement : dans quel processus cette parole de Jan Karski peut-elle mûrir encore?
Puissions-nous en tout cas la sortir des pattes des Prix littéraires, des mains des critiques, des têtes de gondole. Lisez ce Jan Karski, lisez-le vraiment, que cet ouvrage ne convoque pas uniquement le plaisir de l’esthète. S’il le fait, c’est perdu. Lisez-le comme le premier livre du premier matin du monde. Il en va de notre destin. Même si rien ne pourra lever l’ambiguïté d’avoir fait de ce message une aventure littéraire désormais.—joël jégouzo--.
Jan Karski, de Yannick Haenel, éd. Gallimard, Coll. L’Infini, sept 09, 186 pages, 16,50 euros, ISBN-13: 978-2070123117
Le personnage principal du roman en est le messager. L’objet : the massage.
On se rappelle Shoah, de Lanzmann, et du récit de Jan Karski opérant à l’intérieur du film comme celui de Dante.
Résistant catholique -ce que Lanzmann avait omis- polonais. En 1942, la résistance juive polonaise le fait entrer clandestinement dans le Ghetto pour qu’il puisse voir de ses propres yeux la situation des juifs enfermés au cœur de la capitale polonaise, et s’en aller ensuite porter aux nations témoignage de cette situation, alerter les grands de ce monde et obtenir leur intervention.
Dans Shoah de Lanzmann, Jan Karski était invité à rappeler ce message et la fortune qu’il avait connu. L’enjeu de son témoignage (qui nous est rapporté ici au terme d’un décryptage éblouissant) était alors pour lui de savoir comment raconter de nouveau pour que cette parole qu’il avait à transmettre ne l’exposât pas, cette fois encore.
Qu’est-ce qu’être « témoin » ?
Sa parole, dans Shoah déjà, s’adressait à nous qui regardions le film et faisait se rencontrer deux temporalités écartelées, celle du passé et celle du présent. Tout comme elle s’adresse de nouveau à nous qui lisons aujourd’hui ce roman, exactement de la même façon qu’elle s’adressait aux Grands de ce monde quand il la porta au devant d’eux, en vain. Et ces phrases, porteur du même sens, s’énoncent sans perdre de leur actualité et de leur force.
Peut-on ébranler la conscience du monde ? Une parole le peut-elle ? Et un livre ? Le monde existe-t-il assez pour qu’une phrase le touche ? Ou bien est-ce le poids des mots qui est en cause ? Ou nous-mêmes : les mots ont-ils assez de présence dans nos vies pour que nous puissions entendre ce qu’ils veulent dire ? Et quant aux livres… Que « disent-ils » donc ? En écrivant cela, je songe aux beaux cours de littérature d’un monde savant aux yeux duquel un texte ne prend vie que dans sa littérarité… Où donc le livre touche-t-il au réel ? Quel mesure de réalité lui concédons-nous ?
Nous savons aujourd’hui que le message de Jan Karski n’a pas été entendu. Il y avait des raisons à cela. Les Alliés n’ont pas sauvé les juifs. Ils n’ont pas voulu. Jan Karski s’en est alors allé seul tourner mille fois dans sa tête son message pour savoir ce qui avait déplu, ce qui avait déconné, si c’était lui ou bien les autres ou les mots qu’il avait prononcés, s’il avait mal dit les choses, n’avait pas su les dire. Il avait pourtant parlé du Ghetto, qu’il avait vu, depuis ce seuil où le langage venait de se pétrifier. Raconter le Ghetto de Varsovie. Sur quelles images pouvait-il fonder un sens qui pût être commun en 42 ? N’y avait-il pas eu pourtant déjà toutes les images de charnier de la Grande Guerre qui avaient, au fond, préparé les populations européennes à la barbarie nazie ?
Décrire le Ghetto… C’était d’abord montrer cette biologie des corps nus. Cadavres et bébés aux yeux fous, enfants squelettiques couverts de gale qui jouent avec des poupées de chiffon entre les corps putréfiés. Tout un code de sauvagerie dont les images n’étaient pas complètement étrangères au monde de 1942. Mais dans quelle langue fallait-il le dire ? Quand l’opposition vivant/mort ne permettait pas de rendre compte de cette réalité « à nulle autre pareille » - l’on sent poindre ici l’excuse de « l’indicible », occultant toute possibilité de dire et donc d’entendre… Vraiment ?
Puis il y eut le livre de Jan Karski, publié en 1944, qui reprenait ce même message pour tenter de comprendre encore une fois les raisons pour lesquelles il n’avait pas été entendu. Etait-ce de sa faute à lui ? Et lui encore, on l’a vu, dans Shoah, plongé de nouveau dans l’horreur qu’il revécut au moment du tournage. Et ce roman aujourd’hui, dont il est le héros, personnage fictionnel, nous confiant les pages que nous croyons tourner sur les bords d’un « beau » texte, d’un texte « fort ». Mais fort comment ?
Le roman de Yannick Haenel nous offre en prime la biographie de Jan Karski. Comme si elle pouvait expliquer… Mais quoi donc ? Que cet homme ait été mieux que tout autre le messager idéal, avec son héroïsme polonais (être polonais c’était, profondément, être résistant), dans Varsovie occupée, détruite, cet homme tombé entre les mains de la Gestapo, torturé, évadé ? Le catalogue des faits peut-il quelque chose ?
Et de nouveau le roman de Yannick Haenel réécrit le message, nous le restitue dans ses contextes d’énonciation, celui du récit de la visite du Ghetto, celui du récit de la cour des Grands, celui du récit de ce message dans le contexte de discernement des juifs polonais. Le même message dupliqué quatre fois, cinq fois, roborativement, pris et repris encore, la même rencontre réécrite sans pouvoir être dupliquée, dans Shoah, dans le livre de Karski, dans la mémoire de Witold, dans le récit de la mémoire de Karski, dans ce roman… L’avez-vous bien lu ? Mais lu comme quoi ? Quel est son statut ? Cette histoire, peut-on encore la raconter ? Avec tous les schèmes qui se sont mis en place dans chaque contexte d’énonciation, les ombres de 42, le silence dans Shoah ?
Qu’est-ce que témoigner ?
Témoigner n’est pas rendre compte. En 44, Karski tentait de rendre compte. C’est-à-dire de mettre à distance la chair du récit et les souffrances auquel il ouvrait. Dans Shoah, il témoignait : martyr, souffrant dans sa chair, conformément à l’étymologie du mot grec.
Et on a laissé faire. Rien. Pire : il n’y a pas de réponse aujourd’hui. Sinon quelques mauvaises raisons. Politiques. Militaires. Antisémites. Une récente : la Destruction était en marche dans le monde, les Alliés eux-mêmes se ralliaient à cette idée de destruction – bientôt il raseront Dresde, Hiroshima. La Destruction, ce concept clé du XXè siècle, était en marche. Rien de ne devait l’arrêter.
Mais aujourd’hui se pose la question de savoir ce qui, dans ce message, a résisté au temps. Et continue de vivre, par exemple, ici et maintenant, dans notre lecture de ce roman. Qu’y a-t-il à entendre dans ce message, aujourd’hui ? Qu’il soit possible de se soustraire enfin aux voix qui sont mortes ? Que peut un livre ?
Fin de la guerre. On a recyclé la barbarie. Le crime a fini par déborder de toute part en ce monde. Mais autrement. Il reste donc beaucoup d’horizons d’indignations nouvelles à découvrir.
Fin de la période de la fin de la guerre. Et d’autres périodes encore ont fini par prendre fin. La Shoah, de crime commis contre l’humanité, est devenue de plus en plus dans nos consciences un crime commis par l’humanité - vivre c’est s’affronter à la distance qui sépare ceux qui sont morts de ceux qui sont indifférents à ces morts.
Alors ce roman, écrit dans le style du message de Jan Karski : des phrases simples, sans lyrisme, dénotant sans connoter, livrant la chose dans son ahurissante nudité. Un relevé militaire - le compte rendu d’un malheur qui a frappé l’énonciation dans le monde occidental.
Et autre chose encore : le roman de Yannick Haenel vient alimenter le grand récit du XXème siècle, qui est celui de la Shoah.
A-t-on assez réalisé que ce récit formait d’abord un ensemble de textes hétérogènes (comme la Bible, Ancien et Nouveau testaments confondus) ? Et que le processus par lequel les paroles transmises devenaient écriture était au fond un processus d’incessantes relectures ?
Dans le roman de Yannick Haenel, les textes ressurgis du passé font l’objet d’un nouveau déchiffrage. Ainsi du corpus qui forme ce grand récit de la Shoah, fondateur, a posteriori, du court XXème siècle. Au fil des lectures et des relectures, des rectifications, des retouches, des affermissements et des amplifications, s’élabore ainsi une écriture qui se dévide comme un processus de parole ouvrant au fil du temps ses possibilités. Quelle direction prend cet ensemble ? Nul ne peut le dire. D’autant que le corpus est loin d’être achevé. Car avec ce roman on voit se dessiner un nouveau volet de la réception de la Shoah : une herméneutique qui partirait non plus de la Shoah, mais de nous.
Jan Karski était au fond porteur d’un acte de foi, dans un monde qui tournait le dos à toute foi. Y compris à celle du livre: déjà lire s’enfermait dans les jouissances que le pur jeu formel du texte promettait. L’ouvrage révèle ainsi la déchirure langagière du monde contemporain, où tout discours n’est plus désormais que textuel. Loin du poids de cette parole que nous redécouvrons aujourd’hui, et qui fait qu’elle dépasse l’instant où elle est prononcée, qui fait que l’auteur ne parle pas simplement de lui-même ni pour lui-même mais d’une histoire commune, la nôtre, qui nous porte malgré nous. Ce poids, par exemple, qui étouffa le message de Jan Karski sous une tonne de raisons plus loquaces les unes que les autres.
D’où le message de Jan Karski aurait-il pu être une force efficace (c’est exactement l’étymologie du mot «évangile» au sens où on l’entendait dans l’Empire romain : une parole d’autorité, un message délivré en toute autorité, force efficace qui entre dans le monde pour le transformer) ?
Que cette parole ne pût être parole d’évangile, Jan Karski le découvrit assez tôt. Il réalisa sans le thématiser que la parole était devenue simple discours, ne recouvrant plus aucune réalité. C’est toujours cela qui est en jeu dans notre réception de ce dire : l’ethos perdu de la parole. Mais d’où, dans notre monde contemporain, celui d’après la Shoah, cet ethos de la parole pourrait bien reprendre forme pour que « cela » n’arrive réellement plus ?
Qu’est-ce qui nous fera comprendre que l’auteur ne parle pas comme un sujet clos sur lui-même ? Qu’il parle depuis une communauté organisée, portée par un mouvement dans lequel une force rectrice est à l’œuvre. Karski l’apprit à ses dépens. Sa langue buta contre le mur d’une suspicion déjà bien rôdée. Que le langage fût dialogique dans son essence, Mikhaïl Bakhtine l’avait montré avec talent. Or Karski ne pouvait comprendre les termes du dialogue qui lui était infligé. Reste à comprendre quelle force était à l’œuvre et quelle force l’est encore, aujourd’hui. Ou pour le dire autrement : dans quel processus cette parole de Jan Karski peut-elle mûrir encore?
Puissions-nous en tout cas la sortir des pattes des Prix littéraires, des mains des critiques, des têtes de gondole. Lisez ce Jan Karski, lisez-le vraiment, que cet ouvrage ne convoque pas uniquement le plaisir de l’esthète. S’il le fait, c’est perdu. Lisez-le comme le premier livre du premier matin du monde. Il en va de notre destin. Même si rien ne pourra lever l’ambiguïté d’avoir fait de ce message une aventure littéraire désormais.—joël jégouzo--.
Jan Karski, de Yannick Haenel, éd. Gallimard, Coll. L’Infini, sept 09, 186 pages, 16,50 euros, ISBN-13: 978-2070123117
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