RENTREE LITTERAIRE 2009 : Ordalie, de Cécile Ladjali.
Qu’est-ce qui a changé dans le monde, au point d’y congédier la poésie ?
Ce roman, je voulais l’aimer. Le lire paisiblement, m’engager tout entier dans un temps différent, m’asseoir auprès de lui et parfois suspendre ma lecture, me laisser emporter par les images qu’il dessine, lever les yeux au delà du paysage encadré par la fenêtre de mon bureau, lever les yeux sur rien, l’entendre comme on écoute un ami, avec bienveillance et dans l’intimité d’une relation féconde à son objet : le couple Ingeborg Bachmann, Paul Celan.
Qu’est-ce qu’une vie de poète ? Qu’est-ce que vivre en poète ? De quel poids les mots assignent-ils le monde, en poésie ?
Berlin, 1989. Zak est vieux. Seul et vieux. Il n’a aimé qu’une femme. Il n’a jamais aimé cette femme. La haine l’accompagnait trop. Mais en 89, il se rappelle Ilse (Ingeborg), morte depuis seize ans. Il fut le témoin – il le prétend- de sa vie dédiée à la littérature. De ces vies qui fascine. Le témoin. Vraiment ? Dans un effrayant martyre alors, si l’on en réfère à l’étymologie du mot lui-même (μάρτυς), barbare, ce martyre, l’Ordalie de Zak consumant crapuleusement les chairs autour de lui, brûlées en sacrifice d’un amour auquel il n’a pas eu accès : Ilse-Ingebord. Qu’est-ce qu’aimer, quand on a tant haï ? Et comment témoigner, quand ce martyre n’a d’autre horizon que la rage de n’être pas aimé ?
Berlin, en 89, paraît aux yeux de l’auteur avoir retrouvé son visage d’avant-guerre. Ou peu s’en faut. Années qui résonnent encore sous sa plume comme celles de la fin de toute poésie. Pas sûr que ce soit la bonne date. On se rappelle Adorno : écrire de la poésie après Auschwitz, non pas impossible dans la phrase réellement prononcée, mais envisageable qu’à la condition qu’elle fût « barbare » désormais.
Mais en effet, la vraie question : qu’est-ce qui a changé dans le monde au point d’y congédier la poésie ?
En 48, se rappelle Zak, Ilse-Ingeborg s’entiche d’un poète juif roumain : Paul Celan. Zak est resté nazi dans l’âme. Il se déteste trop pour savoir aimer Ilke et rivaliser avec Celan, dont l’importance croît de jour en jour. Une génération d’intellectuels européens se révèle alors à nous. Ilse-Ingeborg surtout, femme libre, juste, fringante, intransigeante, engagée socialement, politiquement. Portrait magnifique d’une femme à l’écoute du monde, qui en recueille les bribes, l’éreintement, tandis que prisonnière de son amour pour Celan, elle voit ce dernier s’enfoncer dans sa nuit et ne parvient pas à ramasser le grain de cette voix rompue. Zak, lui, expérimente l’inexistence à deux pas de l’objet convoité et fait de ce défaut d’existence le lieu à partir duquel survivre au monde. Mais pour le lecteur, puisque son regard oriente le nôtre, il propose moins une effraction qu’il ne clôture la distance qui nous sépare d’Ilse-Ingeborg.
Certes, la voix intrigante de la poésie se laisse entendre ici et là. Le style, sans être poétique, fait entrer la poésie dans la langue romanesque. Avec toutefois un écueil de taille : on n’imite pas Celan. Non plus qu’on rivalise avec cette langue qui veut incarner quelque chose comme « la vraie vie ». Réinventer le monde et la langue qui va avec. La matière romanesque (la situation de ce roman) peut-elle rendre compte de ce qui se fomente dans le poème ?
Dans l’asile où nous suivons Ilse-Ingeborg, quand la maladie l’épuise et rince son être de toutes ses peurs, tandis que Celan se laisse coloniser par la douleur, nous nous heurtons encore à l’effroi du vertige imposé par la pensée, dès lors qu’elle est levée. Le passage est superbe, tout de même. Mais la poésie, elle, sait mieux encore nous loger au fond de cet effroi. Il faut relire Ingebord Bachmann, Celan, pour le comprendre. ll n’y a pas de compromis possible avec la poésie, qui engage tout l’être. Pas le roman, qui est compromission. Le compromis de ce roman, en l’occurrence, c’est sa construction, inévitablement assidue, et celle de ce personnage de Zak, avec les poncifs qui l’accompagnent : topos de la fascination nazie de la mort, topos de la banalité du Mal, topos de la haine de soi. On connaît la chanson : de la haine de soi à la haine de l’autre, cette trajectoire balisée par tant et tant, de Céline à Drieu La Rochelle. Sans évoquer les quelques images falotes sur le silence de Dieu durant la Shoah.
Le récit comporte un nombre important d’occurrences lexicales organisées autour de la métaphore de la couture. Coudre. Il s’agissait bien en effet de coudre ou de recoudre un tissu déchiré. Mais à la suture, il y a Zak, chargé de trop de médiocrité pour nous ouvrir les portes d’un plus grand mystère, d’un trop grand don pour ce personnage : la poésie.--joël jégouzo--.
Ordalie, Cécile Ladjali, Actes Sud, août 2009, 209p., 18 euros, ISBN : 9782742785346
Ce roman, je voulais l’aimer. Le lire paisiblement, m’engager tout entier dans un temps différent, m’asseoir auprès de lui et parfois suspendre ma lecture, me laisser emporter par les images qu’il dessine, lever les yeux au delà du paysage encadré par la fenêtre de mon bureau, lever les yeux sur rien, l’entendre comme on écoute un ami, avec bienveillance et dans l’intimité d’une relation féconde à son objet : le couple Ingeborg Bachmann, Paul Celan.
Qu’est-ce qu’une vie de poète ? Qu’est-ce que vivre en poète ? De quel poids les mots assignent-ils le monde, en poésie ?
Berlin, 1989. Zak est vieux. Seul et vieux. Il n’a aimé qu’une femme. Il n’a jamais aimé cette femme. La haine l’accompagnait trop. Mais en 89, il se rappelle Ilse (Ingeborg), morte depuis seize ans. Il fut le témoin – il le prétend- de sa vie dédiée à la littérature. De ces vies qui fascine. Le témoin. Vraiment ? Dans un effrayant martyre alors, si l’on en réfère à l’étymologie du mot lui-même (μάρτυς), barbare, ce martyre, l’Ordalie de Zak consumant crapuleusement les chairs autour de lui, brûlées en sacrifice d’un amour auquel il n’a pas eu accès : Ilse-Ingebord. Qu’est-ce qu’aimer, quand on a tant haï ? Et comment témoigner, quand ce martyre n’a d’autre horizon que la rage de n’être pas aimé ?
Berlin, en 89, paraît aux yeux de l’auteur avoir retrouvé son visage d’avant-guerre. Ou peu s’en faut. Années qui résonnent encore sous sa plume comme celles de la fin de toute poésie. Pas sûr que ce soit la bonne date. On se rappelle Adorno : écrire de la poésie après Auschwitz, non pas impossible dans la phrase réellement prononcée, mais envisageable qu’à la condition qu’elle fût « barbare » désormais.
Mais en effet, la vraie question : qu’est-ce qui a changé dans le monde au point d’y congédier la poésie ?
En 48, se rappelle Zak, Ilse-Ingeborg s’entiche d’un poète juif roumain : Paul Celan. Zak est resté nazi dans l’âme. Il se déteste trop pour savoir aimer Ilke et rivaliser avec Celan, dont l’importance croît de jour en jour. Une génération d’intellectuels européens se révèle alors à nous. Ilse-Ingeborg surtout, femme libre, juste, fringante, intransigeante, engagée socialement, politiquement. Portrait magnifique d’une femme à l’écoute du monde, qui en recueille les bribes, l’éreintement, tandis que prisonnière de son amour pour Celan, elle voit ce dernier s’enfoncer dans sa nuit et ne parvient pas à ramasser le grain de cette voix rompue. Zak, lui, expérimente l’inexistence à deux pas de l’objet convoité et fait de ce défaut d’existence le lieu à partir duquel survivre au monde. Mais pour le lecteur, puisque son regard oriente le nôtre, il propose moins une effraction qu’il ne clôture la distance qui nous sépare d’Ilse-Ingeborg.
Certes, la voix intrigante de la poésie se laisse entendre ici et là. Le style, sans être poétique, fait entrer la poésie dans la langue romanesque. Avec toutefois un écueil de taille : on n’imite pas Celan. Non plus qu’on rivalise avec cette langue qui veut incarner quelque chose comme « la vraie vie ». Réinventer le monde et la langue qui va avec. La matière romanesque (la situation de ce roman) peut-elle rendre compte de ce qui se fomente dans le poème ?
Dans l’asile où nous suivons Ilse-Ingeborg, quand la maladie l’épuise et rince son être de toutes ses peurs, tandis que Celan se laisse coloniser par la douleur, nous nous heurtons encore à l’effroi du vertige imposé par la pensée, dès lors qu’elle est levée. Le passage est superbe, tout de même. Mais la poésie, elle, sait mieux encore nous loger au fond de cet effroi. Il faut relire Ingebord Bachmann, Celan, pour le comprendre. ll n’y a pas de compromis possible avec la poésie, qui engage tout l’être. Pas le roman, qui est compromission. Le compromis de ce roman, en l’occurrence, c’est sa construction, inévitablement assidue, et celle de ce personnage de Zak, avec les poncifs qui l’accompagnent : topos de la fascination nazie de la mort, topos de la banalité du Mal, topos de la haine de soi. On connaît la chanson : de la haine de soi à la haine de l’autre, cette trajectoire balisée par tant et tant, de Céline à Drieu La Rochelle. Sans évoquer les quelques images falotes sur le silence de Dieu durant la Shoah.
Le récit comporte un nombre important d’occurrences lexicales organisées autour de la métaphore de la couture. Coudre. Il s’agissait bien en effet de coudre ou de recoudre un tissu déchiré. Mais à la suture, il y a Zak, chargé de trop de médiocrité pour nous ouvrir les portes d’un plus grand mystère, d’un trop grand don pour ce personnage : la poésie.--joël jégouzo--.
Ordalie, Cécile Ladjali, Actes Sud, août 2009, 209p., 18 euros, ISBN : 9782742785346
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