L’amitié –φιλία-
Le muret, l’arbre Renaissant sur la gauche. Torses penchés - au contrebas de l’esplanade, ce que l’on ne voit pas. La colline sur la droite sous le ciel fissuré, et leurs regards que l’on ne peut scruter mais que l’on imagine, deux amis de dos, leurs regards d’hommes libres aperçus à l'origine de l’œuvre. Ils ne sont plus la proie des choses. Pas même celle du peintre à qui ils tournent le dos. Ils accueillent un événement infime, s’en délectent sans trouble, sereins. Dans cette pleine tranquillité de l’âme -ἀταραξία (ataraxie)-, la vie a pris sens. Ils se tiennent par le bras, bienveillants et intimes - ce qui est la définition même de l’amitié selon Aristote. Leur regard dénombre le monde, un regard tellement effectif en fin de compte, dans sa présence invisible, jamais révélé à notre vue baignant au cœur du silence qui se déploie dans ce moment vacant, le ciel vide, moins démonstratif qu'étendu dans la douceur toscane. Ils ne font rien, qu’être là. Où faire n’entre pas. Détendus. Oisifs.
Le temps perdu engage l’ouvert de l’Homme
ponctué d’instants domestiques, on l’imagine volontiers, avant ou après l’instant pictural, à chiner les boutiques ouvertes sur la rue, le boulanger, le libraire, le fleuriste élevant la vue. L'amitié dans le regard d’un passant,
considérable.
Ils sont amis, pelotonnés dans ce déversement de douceur si dense et si réelle, qui ne se manifeste pourtant ne se déploie jamais aussi pleinement que dans ces ébauches, la touche d'un regard, l’esquisse d'un geste, l'amorce d'un sourire. Jamais aussi présente que dans ce vide entre les corps où s'invente le mouvement par lequel un homme vient à surgir, embrassant bientôt sur le rebord des cils un regard, pour l’exposer à l'injonction la plus intime de son être.
Il n’y a pas d’issue quand il n’y a d’autre issue que soi au monde.
Qui le découvre franchit l’immensité.
L'amitié, contour fécond où prend forme et nom la personne, à travers cet autre qui la regarde et qui la voit, qu’elle accueille et qu’elle convie. Non pas dans ce face à face stérile du dispositif de la conversation française, mais dans cette circulation de la parole qu’énoncerait par exemple le cinéma japonais lorsque, enfin, on se décide à parler "avec" quelqu’un, plutôt qu’à. A côté donc, plutôt que devant. L’amitié comme parole en partage, fragile, offrande mutuelle d'autant plus noble qu'elle est gratuite.
La philia (φιλία), pour tout dire, en ce qu’elle fait l’économie de l’intérêt servile -elle ne manque de rien, puisqu’elle est joie d’aimer dans l’ouverture de soi au monde.
Et puis enjamber les siècles pour croiser Saint Paul, enrichissant la philia de l’agapè -ἀγάπη- qui plus profondément encore est don non contingent, pur lègue au crédit d’une dépense sans retenue. L’agapè dont nous avons perdu le sens, creuset de toute chaleur, qui nourrit le désir de l'ecclesia, cette communauté au sens encore où Saint Paul l'entendait, qui rend la cité enfin possible, dans l'égalité des êtres, cette égalité que les grecs refusaient - et là ça change tout : bras par dessus l’épaule dans la mirée du monde que l’on découvre enfin vraiment. Monde dans lequel désormais mon prochain peut être n'importe qui au sein de l'ecclesia qui se définit comme un monde démocratique et non plus aristocratique - celui des grecs juchant l'amitié sur les épaules du même. Il faut donc croire à ce sourire de l'esprit qui élève l’être, mais y croire dans un horizon qui n'est plus celui des grecs mais celui inventé par les chrétiens des premiers siècles, où l'amitié peut s'énoncer pleinement et pleinement accomplir ce pour quoi on la voulait faite : la foi de l'homme en son humanité. --joël jégouzo--.
Détail, Domenico Ghirlandaio (1449-1494), Visitation de la Vierge à Sainte Elisabeth, Basilique S.M. Novella.
Bonne année, heureuse comme un temps à partager, un moment affectueux - agapètiko.