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La Dimension du sens que nous sommes

Nous n'étions pas des tendres, Sylvie Gracia

3 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Meschonnic, dans sa Critique du rythme (1982), affirmait que c'était le rythme qui donnait la signifiance du texte. La chair du texte, dans son essai, ouverte par sa dédicace «à l'inconnu», cet imprévisible auquel nous sommes si souvent fermés.

Dans le roman de Sylvie Gracia, la mort est prévisible. Mais aussitôt qu'annoncée (le premier accident de voiture du père, les deux cannes qui supportent Rosie, la plus belle femme de la région quand elle avait vingt ans et que le père aimerait retrouver comme à ses vingt-ans, n'était l'appui irréparable de ses deux cannes), la mort s'évanouit dans l'inconnu, cédant la place à cette «(...) opération que réalise le poème : non pas exemplaire d’un genre mais invention d’une parole par un sujet, d’un sujet par sa parole.» (Maïté Snauwaert, voire infra).

 

Ce qui frappe dès l'abord dans ce roman, c'est son rythme. Un continu aurait dit Meschonnic. Régulier comme le pouls sous la peau, égal sinon étal, à peine quelques temps forts, deux ou trois et encore, des «ça suffit la nostalgie» auxquels on ne croit guère puisqu'il n'y a pas de nostalgie dans cette écriture mais une lucidité coriace (qui serait le «n'être pas tendre» ?), malgré, aussi, quand bien même déposé sur le papier et par deux fois, le mot «colère», qui n'advient pas non plus. Tout comme malgré «l'urgence de vivre» et de vivre jusqu'au bout, ainsi que le père en fait la démonstration, amoureux, toujours, jusqu'à ce qu'il soit fauché dans le sang de l'accident qu'il n'a pas versé tout d'abord.

 

Ce qui s'empare de la lecture de ce récit donc, c'est son rythme. Celui d'un pouls régulier qui mène jusqu'à la fin sa ligne indéfectible : l'art est la sortie du signe, l'art de couper court à la logique binaire du signe...

Le sujet de l'art, affirmait Meschonnic, tient dans ce que ce qu'il réalise n'existe pas encore. Sans doute parce que ce qu'il réalise, c'est l'émotion de tout ce par quoi l'être fait sens au terme de son parcours.

 

Rien de serein pourtant dans ce parcours apaisé. Rien de vraiment joyeux, ni de triste.

Les deux premières phrases du récit le donnent à entendre, ambivalentes. Il y a tout d'abord l'évocation de ce père si vite endormi. Dormir, rêver, dormir, mourir peut-être ? (Hamlet). Et puis la phrase suivante qui voit Hélène grimper, non pas comme dans l'expression quatre à quatre d'on ne sait quelles marches d'escalier, non, grimper comme on le ferait depuis une fosse, certainement commune quand on y songe, pour ouvrir en grand volets et fenêtres d'une pièce trop longtemps close, comme après l'agonie, pour laisser s'envoler l'air moite des poumons gorgés d'eau.

Et ce finalement qui fait la césure entre les deux phrases, articulant clairement la fin dès le commencement.

A ces deux phrases répondent l'adios en dernier mot qui volette incongrûment, partagé au cœur de ce qui n'est ni retrouvailles ni vraiment rencontre entre Hélène et Patrick, mais qui résiste à tout ensevelissement, «même quand le corps ne suit plus».

Et entre ce finalement et cet adios, un rythme à l'accord continu, cette manière de fluer la voix du récit, que l'on nommerait acceptation pour un peu. Pourtant pas une attente, non : qu'y aurait-il à attendre ? Peut-être pour nous lecteur, cette dernière conversation entre le père et sa fille dont nous ne saurons rien, sinon qu'il s'agissait d'aller. Ou plutôt, de savoir comment l'on va. Plutôt que où. Car où, tout le monde sait. Et ce n'est guère important. D'autant que sur la fin, ce que l'on a tendance à voir, ce sont tous les chemins fermés et non les sautillants sentiers ouverts dans l'inconnu qui nous absorbe.

 

C'est au fond à cet inconnu qu'ouvre le récit, bien inscrit dans notre vivre et non hors de lui. Accessoirement, il ouvre à l'invention de Sylvie Gracia par elle-même, mais plus décisivement, à l'invention d'un sujet par sa parole, et à cette liberté qu'elle nous offre en partage : ce que l’œuvre fait à la langue. A toute langue. Au travers de mots simples. D'un style sobre qui ne met pas en scène quelque chose qui serait la figure hiératique de l'auteur, ni même celle, sympathique, de l'individu qu'elle est, mais qui bat simplement le rappel d'une activité qui devrait nous être chère : celle d'une parole où faire corps.

 

Le rythme est corporel, affirmait encore Meschonnic. Sylvie Gracia ne cesse d'aborder aux corps du récit et de nous en faire retour. Et c'est ce rythme corporel qui dessine dans le silence de nos lectures individuelles ce que la parole fait à l’œuvre : la possibilité d'un corps commun.

 

Rappelons ici que le récit de Sylvie Gracia venait clore un cycle de manifestations consacrées à la littérature jeunesse et young adult, intitulé corps e(s)t politique.

Et qu'elle nous parle d'avancer dans les âges de la vie. Or la vieillesse est un âge politique. Elle le dévoile assez. Non cette maladie qu'on voudrait nous faire croire, de corps exhaussés par des flopées de cachets, pastilles, capsules, comprimés, gélules, par toute la pharmacopée du subsister, du demeurer, du se maintenir à tout prix. La vieillesse n'est pas une maladie mais un âge politique. Il était bon de conclure ces manifestations par ce qui ne nous conclut même pas : la vie achevée n'est jamais close.

 

Le corps est politique donc, ce n'est pas la moindre des qualités de ce roman que de nous y amener, là où partout autour de nous la société voudrait nous voir «vieillir sans être vieux» (Franck Damour, voir infra), là où partout autour de nous l'on voudrait considérer la vieillesse comme «un état de la médecine» et non un âge de la vie. Sylvie Gracia s'en fiche comme d'une guigne du «bien vieillir» qui tant effraie, pour nous débusquer un regard de l'intérieur du temps qui a passé déjà, montrant qu'au fond, «la vieillesse n’existe que dans le regard de ceux qui ne sont pas encore vieux – comme un anti-monde». (Franck Damour).

 

Quand Winnicott griffonna son autobiographie qu'il n'acheva jamais, dans un coin de l'un de ses brouillons il consigna cette prière : «Ô mon Dieu ! Fais que je sois vivant au moment de ma mort !» ( «Oh God ! May I be alive when I die ! »).

Ainsi d’Évariste, le père d'Hélène dans ce roman, fauché en pleine romance amoureuse, libre, toujours. Son fils a beau hurler à la perte de l'autonomie du père et suggérer de médicaliser sa fin de vie, Évariste le devance, ailleurs, dans l'échappée de ses émotions. Le fils soupçonne-t-il un Alzheimer, il ne témoigne que du «poids du modèle cognitif qui nous fait prendre pour des dysfonctionnements ce qui est une autre façon de penser » (Damour), incapable d'imaginer son père heureux, car désirant.

Vulnérable ? Certes, mais qui ne l'est ? Il faut donc applaudir à cette vision où faire corps depuis la vulnérabilité de chacun, et que cette manifestation initiée par la librairie l'établi n'a cessé de mettre en avant.

 

 

 

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Sylvie Gracia, Nous n'étions pas des tendres, éd. L'Iconoclaste, novembre 2023, 232 pages, 20.90 euros, ean : 9782378804183.

L'incipit :

«Mon père a été vite endormi, finalement. J'ai grimpé à l'étage et j'ai repoussé les volets de ma chambre.»

 

Maïté Snauwaert, Le rythme critique d’Henri Meschonnic

DOI: https://doi.org/10.58282/acta.7129

 

Franck Damour, Études 2016/4 (avril), pages 39 à 50,  La vieillesse, un âge politique | Cairn.info

 

Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Éditions Verdier, « Verdier poche », [1982] 2009, 713 p., ean :  9782864325659.

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