A deux pas de l'enfer, Abdellatif Laâbi
5 Juin 2024 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #poésie
Le recueil s'ouvre sur le titre Paroles sous la cendre. Abdellatif Laâbi ne savait pas alors combien cette image, surgie dans tout son être en 2023, hanterait l'aujourd'hui, ni de quel tragique écho : celui d'une Palestine ensevelie sous les décombres. Il ne savait pas non plus qu'il faudrait fourrager beaucoup cette cendre pour y trouver quelques braises capables de ranimer la société française, saisie de lâcheté devant le massacre des enfants palestiniens dont elle ne cesse de détourner les yeux. Pire, il ignorait que ses institutions allaient faillir, y compris culturelles, à tant se vautrer dans son agenouillement : on vient d'apprendre que le marché (sic) de la poésie n'accorderait aucune place l'an prochain aux poètes palestiniens pourtant pressentis pour y donner à entendre leur génie !
A deux pas de l'enfer, cantonne la société française. À cajoler la Bête immonde et cantonnant au sens presque strict de l'expression : dans un lieu encore incertain, qui n'est ni une démocratie ni son contraire, mais juste cet état gazeux où fermer les yeux c'est imaginer les ouvrir.
Du spectacle du monde Abdellatif Laâbi avait saisi déjà des instants redoutables. Mais dans ce recueil plus que dans tous ses précédents, on voit s'opérer la montée en puissance d'une inquiétude : Abdellatif Laâbi voit advenir une tragédie mondiale. Si le poète doit se faire voyant, nul doute qu'il ne le soit, lui, érigé en phare d'un monde qui court à sa perte sans gloire, sans conscience, sans remords même. «Nous irons tous en enfer», écrit-il, observant partout se préparer l'immense champ d'empoigne. «Je vis dans un pays perdu» constate-t-il. Tous les pays le sont désormais. Les uns de mourir sous des bombes pas si aveugles que cela, les autres de laisser par milliers des êtres mourir sous ces bombes. Nous irons tous, car nous l'avons tous un peu mérité, non ? «Ayant entendu distinctement / le cri des suppliciés / leurs appels au secours / sans lever le petit doigts».
A ceux qui ne peuvent physiquement combattre, Abdellatif Laâbi décline sa Lettre à un vieil ami poète. Comme s'il s'écrivait à lui-même au fond, reprenant ses questionnements antérieurs dans un long poème à forte intertextualité, évoquant Anise Koltz, qui actualise les lieux de notre combat si loin des théâtres d'opérations : «Oui je fais partie de l'Intifada », celle des pierres contre les tanks, car il nous reste toujours des mots à jeter à la face du monde.
Certes : words, words, words, disait Hamlet... Mais des mots à hurler comme Abdellatif Laâbi écrit ses poèmes, «pour ne pas salir mes yeux / et garder les mains propres».
Le reste est en effet littérature, le souci de la trace dont il n'a que faire, lui le poète du présent, de l'inconditionnel présent, qui avec son lecteur a passé pour seul pacte «le partage de l'expérience de l'écriture», un voyage périssable, «Le voyage, j'imagine», où seule suffit la rencontre, quand on l'ose : la Poésie, Toute, de l'inconditionnel vivant.
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Abdellatif Laâbi, A deux pas de l'enfer, Le Castor Astral, juin 2024, 16 euros, 150 pages, ean : 9791027803804.
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