Fuck America, Edgar Hilsenrath
«L'Amérique est un cauchemar», tranche d'emblée Edgar Hilsenrath, dont le père tenta en 1938 d'obtenir pour sa famille juive menacée par les nazis un visa pour se réfugier aux États-Unis, visa qui lui fut refusé au prétexte de leur politique de quotas...
Le monde est un désastre.
Déporté dans le ghetto de Mogilev-Podolsk, aujourd'hui en Ukraine, Hilsenrath finira en 1944 par émigrer en Palestine dont il repartira en 1947, pour rejoindre sa famille d'abord en France, avant d'émigrer à New-York dans les années cinquante, où, vivant de bullshit jobs, il écrira son premier roman, Nuit -un chef d'œuvre.
Fuck America raconte son moment américain. Le prologue est à hurler de rire, «jaune»... «Très cher monsieur le Consul Général, écrit de Berlin le père fictif du narrateur, depuis hier, ils brûlent nos synagogues»... Nathan Bronsky expose la tragédie auxquels les juifs sont confrontés, mais le Consul Général s'en contre-fiche et lui adresse un an plus tard (!), en 1939 donc, un formulaire l'avertissant que s'il le remplit et le retourne à réception, il pourra espérer émigrer aux States dans... treize ans ! Nathan objecte les camps de concentration, les chambres à gaz, le temps presse, etc. En retour, le Consul rétorque le bateau de réfugiés, le Saint-Louis, renvoyé avec tous ses émigrés juifs en pleine mer, l'électorat antisémite du parlement, et conclut : «des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique»... Et puis, ajoute-t-il, si chambre à gaz, ben remplissez le document pour vos survivants, et par la même occasion, rédigez votre testament, sait-on jamais...
Le ton est donné. Picaresque d'un bout à l'autre du roman, Hilsenrath ne perd jamais de vue le cynisme du monde occidental, ni son hypocrisie, et se refuse à toute courbette, littéraire ou autre. La suite, c'est le journal intime de Jakob, fils de Nathan, qui vit de petits boulots et tente d'écrire son premier roman qu'il intitule «Le Branleur». C'est bien comme titre, non ? Le premier roman d'Hilsenrath, dans la réalité, fut très mal accueilli par la critique et se vit refuser par un nombre incroyable d'éditeurs : trop cru, trop vulgaire, trop obscène... Nuit raconte le ghetto, les persécutions, l'obscénité barbare des nazis et celle de ces magazines occidentaux, américains, britanniques, français, qui en 1936 encore, parlaient d'Hitler comme d'un homme fréquentable, plein d'une subtilité toute éclairée...
Times Square, Le Donald's Pub, la 42ème, les affiches géantes d'Humphrey Bogart illuminent les nuits glauques des pauvres gens. Lauren Bacall leurs fantasmes. Jakob, son personnage central, a 27 ans. Il survit dans la misère : l'occident songe qu'il a déjà bien assez gémi sur le sort des déportés, qui doivent maintenant se montrer entreprenant, prendre leur vie à bras-le-corps, aller de l'avant... Warren Street, le roman se fait la chronique des sales boulots sous payés où s'épuisent les migrants. Toute une faune laissée à l'abandon, venue s'échouer dans les rues polychromes de la ville insomniaque. Philologues, germanistes, érudits et poètes, à la rue désormais. C'est ça la réalité du rêve américain. Jakob en écrit le roman, où se côtoient encore les presque très riches et les vraiment très pauvres, dans un immense brouhaha de fêtes baroques apocalyptiques. West Manhattan, la grande vanité bourgeoise mâchonne ses plans de gloire pour l'éternité, tandis que Jakob en est réduit à partager des colocs de misère. Il faut juste survivre un jour de plus et savoir que le jour suivant sera pire. Sait-on jamais. Warren Street, la rue des clodos, le voici portier de nuit à Manhattan, en livrée à Park Avenue, à pousser un vieux riche dans son fauteuil roulant, peut-être le fameux Consul, qu'il projette du coup d'assassiner...
Les dialogues sont à hurler de rire : ils tournent toujours court, chaque interlocuteur reprenant les paroles du précédent, chacun se faisant l'écho catarrheux de l'autre, comme si tout le langage avait été épuisé déjà, comme si tout était caduc. Marché de dupes, c'est ça le rêve américain. Tout rate sur le plan humain, mais brillamment. Jakob doit sans cesse courir, fuir les impayés de l'hôpital, les tables de restaurant. Mais il raconte, l'air de rien, et sur un ton badin, le vrai discours de l'occident une fois dépoussiéré, l'arrivée de Hitler au pouvoir, la nuit de Cristal, la milice nazie ukrainienne, les ghettos en Pologne, et cette part de lui-même qui est morte avec les six millions de juifs exterminés, et cette autre qui a survécu, sans concession pour l'hypocrite «plus jamais ça» dont il scande les besognes : le génocide des arméniens avant celui des juifs, celui des Tutsis après celui des juifs et partout dans le monde, pendant qu'on y est, le massacre des innocents qui se perpétue sous les hospices d'états lamentables aux lamentations tartuffes.
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Edgar Hilsenrath, Fuck America, traduit de l'allemand par Jörg Stickan, éd. Le Tripode, 320 pages, nouvelle édition février 2017, ean : 9782370551177.
Chronique autour de Nuit, d'Hilsenrath :
Nuit, Edgar Hilsenrath - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)