Étraves, Sylvain Coher
Fin de partie, Génèse 7,17 à 24 : «Et les eaux couvriront la surface de la terre»... Ne reste qu'un immense océan encombrée des restes abrutis de l'anthropocène, GPS détraqués, climatiseurs à la dérive, navires échoués, robots de toutes sortes, l'intelligence artificielle en déroute parce qu'il n'y a plus de réseau, plus d'antennes, plus de piles, plus rien, l'intelligence tout court en faillite et sur la mer, des royaumes de plastiques hérités des temps jadis. Sur ces ondes croise le Ghost, à l'étrave opiniâtre, toute coque fendue, sillonnant les eaux souveraines, attentif aux proies, aux dépouilles, aux navires ennemis, éternellement : la terre ou plutôt ce qu'il en reste, éparse et chiche, c'est un autre royaume, inaccessible : «Il y a ceusses de la mer, et ceusses de la terre», les Pousse-cailloux et les Fruits-de-mer, irréconciliables.
Bon... Une mise au point s'impose d'emblée : le conflit de territorialité mer/terre structure bien le roman. Voulu par l'auteur. Pour autant, ce ne sera pas ma lecture : il me paraît ramener le roman à un topos par trop éculé. Blanc/noir, blanc/rouge, blanc/jaune, Nord/Sud, c'est-à-dire riche/pauvre, c'est-à-dire blanc/noir-rouge-jaune etc. On retrouve cet attendu indépassable de l'espèce humaine, incapable de construire son identité autrement que sur le modèle de l'exclu nécessaire. Mais bon... Gardez-la en tête l'opposition, le dénouement est fait pour la valider.
Il y a donc l'immense océan, et puis des îlots ça et là. Et à la proue du Ghost, Petit Roux, qui tient d'un bras Câline et de l'autre un sabre bien affûté. Près de lui, l'Empereur et Blaquet le cuisinier, «humble délateur», qui raconte. L'Histoire. Ou ce qu'il en reste : ce récit. Câline vient de mourir. Petit Roux la serre contre lui tandis que quarante estomacs affamés, hérissés de bout de bois, de battes, de manches de pioche, de haches, serpettes, bref, tout objet contondant qui permettrait de venir à bout du sabre de Petit Roux, veulent lui voler son bout de gras : Câline. Elle est morte de toute façon, ce serait peine de la jeter à la mer par ces temps de pénurie...
Mais Petit Roux n'en démord pas : personne ne mangera sa mère, il veut l'enterrer, il le lui a promis. 15 ans, un claquefaim lui-même, acharné de la disette, juste la peau sur les os mais quand même, la peau... on n'imagine même pas les rumeurs de tuerie que cela signifie... A la faveur de la nuit, il réussit à voler un canot de sauvetage et à s'enfuir. Où va-t-il ? Il sait : on raconte qu'un bout de terre singulier existe de par le vaste océan. C'est vers ce bout de terre qu'il hisse sa voile, poursuivi le lendemain par l'équipage du Ghost.
C'est l'odyssée de cette poursuite que raconte Blaquet, aux temps de l'Inondoir, quand «les ceusses de la mer et les ceusses de la terre» n'étaient qu'un immense naufrage. Odyssée maritime, humaine, «tout ce qui flotte étant amené à disparaître», écologique : l'auteur a compulsé d'énormes encyclopédies pour approcher au plus près la vérité d'un monde piloté par une immense pression océanique. Odyssée initiatique bien sûr, l'enfant se construisant dans cette «déposition», de la mère cette fois, et qui, pour la première fois de sa vie, parvient à changer littéralement de point de vue sur le monde : lui qui est né sur l'eau sans infinie pour la borner, voit enfin la mer depuis un monde plus fini qu'il ne se donnait à voir.
Et puis une odyssée de l'imaginaire : une chasse au trésor ! Pirates sans Caraïbes, on songe à Conrad, au monde des flibustiers, des jonques, des radeaux qu'on jurerait sortis tout droit des romans de pirates, avant de réaliser qu'on lit un monde issu du nôtre, renvoyé à l'époque des galères, de la sueur et de la mécanique musculaire pour seul combustible.
Et pour finir, une odyssée de la langue. On est saisi par la métaphore, ce fil de décomposition que l'auteur suit avec talent. La langue donc qui se décompose et se recompose sous nos yeux, subclaquante, repêchant de vieux mots enfouis sous les siècles, achevant tout le vocabulaire maritime accumulé au cours de ces mêmes siècles et, lessivée, s'ouvrant à l'épiphanie de l'invention langagière, cette langue, le vrai trésor à découvrir, une écriture rythmée en pentasyllabes souvent, qui viennent rompre la ligne mélodique d'un phrasé alexandrin, volontiers. «Nous les matafs» signe un extraordinaire travail sur la langue, énorme sur le lexique, bousculant le français écrit trop mielleux pour accueillir un tel «débordement». Ici, l'écriture sent la laitance de morue, au lieu que le beau français flotaillerait plus volontiers sur son achalandage de locutions apprêtée. Une langue dure parfois, mais c'est la langue qu'il nous reste et avec laquelle il faudra nous battre quand tout sera renversé -«Ce vieux monde s'usera jusqu'à la corde», énonçait Shakespeare ; n'en doutez pas : on y va.
Une langue empruntant au vocabulaire de la navigation, précise, ciselée, mais surtout exempte de mignardises et n'hésitant jamais à nous confondre de mots inconnus, de sens non pas à trouver mais à éprouver, d'expressions désuètes sauvées d'on ne sait quel lexique dont seul l'auteur a eu vent.
Or donc, Petit Roux parviendra-t-il à mettre sa mère en terre ? C'est pas lui qui raconte. Prêtons plutôt l'oreille à Blaquet, qu'il l'accommode finement...
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Sylvain Coher, Étraves, Actes Sud, août 2023, 248 pages, 21.80 euros, ean : 9782330182274.