A pied d'œuvre, Franck Courtès
Écrivain ou manœuvre ? Jadis photographe reconnu, riche, côtoyant la jet set. Un type qui a réussi, hier, aujourd'hui un gars qui n'est rien, comme dirait Macron. Déserteur ? Pas vraiment : on le sent réintégrer en fin d'ouvrage et grâce à ce récit, son statut égaré. Non pas perdu. Simplement égaré. Certes un type qui a déserté un temps la réussite. Enfin, photographique, et qui attend celle de son entrée en littérature. A-t-il pour autant déserté les vanités ? La questions se posera demain, en fonction des ventes d'à pied d'œuvre...
Photographe à succès, Franck Courtès est devenu écrivain à succès. Dès son premier roman. Enfin, pour son premier roman. Succès «d'estime» entendez. Ce qui ne fait pas vivre son homme. Il le déplore. Et lui qui vivait confortablement jusque là, s'interroge. A quoi bon tout ce bazar ? Mais il a continué : écrire, quoi qu'il en coûte. Une folie peut-être. On ne sait pas trop, ni trop combien de temps cela a duré, puisque de nouveau le succès frappe à sa porte. Notons au passage cette curieuse mention, la joie des dernières pages, son éditeur lui apprenant qu'il est retenu dans la liste des Goncourables (un fantasme ? de l'ironie de dernière minute ?). Comme si finalement le salut ne pouvait venir que de ces prix marchands qui occupent le devant de la scène littéraire française, démultipliés au fil des ans pour que tout le monde reçoive sa part de gâteau... Plus ou moins grande, ou petite, mais... pourquoi espérer, dans ce récit, ce gavage ? (Sinon ironiquement, mais alors, en dérouler les raisons).
Lui qui avait renoncé à l'aisance de la photographie -d'agence-, dégoûté par le métier. Trop d'images flamboyantes, pas assez de réflexion et des gens trop bien payés pour cesser d'alimenter ce flux étourdi. Vers quoi font-elles signes toutes ces images qui circulent frénétiquement ? Il a donc fui la trivialité du marché de l'image. De la peinture ? De l'art ? Pas du roman ? Ni de la littérature, dont il attend... les honneurs sonnantes et trébuchantes si possible ? Avec ce récit par exemple, trempé dans «la sueur» et un peu de sang du travail manuel ? Il écrit en tout cas. Préférant l'image littéraire à l'image photographique. Malgré leur parenté. Ut pictura poesis...
Franck Cortès raconte donc. Sa «descente aux enfers». Toute relative cependant : il est resté écrivain plutôt que manœuvre. Moi lecteur (aurait dit Hollande), je ne sais qu'en penser. Me rappelle ces intellos de 1968 qui ne se sont établis en usine que pour raconter leur histoire et frapper à la porte des grandes maisons d'éditions, enthousiastes : un ouvrier capable de narrer les cadences infernales ? On prend. Même si tout était biaisé : l'ouvrier n'en était pas un, le témoignage, écrit dans la solitude de l'intellectuel qui sait pouvoir l'écrire ne valait pas tripette la plupart du temps. Ne valait pas en tout cas le singulier et unique récit de Linhart, L'établi. Un chef d'œuvre lui.
Franck Courtès ne s'est pas établi. Il s'est « enfui en littérature »... Et a été contraint de vivre la vie des pauvres. Arrachant à cette vie de très fortes observations, de très belles pages. Il est entré en littérature comme on entre dans les ordres mendiants. Il a dû déménager pour un rez-de-chaussée. A peine de quoi se lever, s'asseoir, se coucher. Il a vécu d'austérité. Il raconte ça très bien. L'austérité. Pas la misère, qui est un état permanent. Mais dont il décrit très bien le quotidien : traverser chaque jour le trottoir pour tenter de trouver en face un boulot à 5 euros de l'heure. Il raconte là pour le coup avec force ces plateformes, véritables marchés de «serviteurs précarisés», où l'on doit pour se vendre au plus bas prix, aux enchères... Un monde d'algorithmes odieux, «qui transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent».
Mais il reste un riche sans argent. Un écrivain momentanément dans la dèche. Fasciné par la littérature, « ce fleuron de l'excellence française », tiré à quatre épingles -à nourrice en fait : un fleuron «qu'on s'échine tous à faire exister et survivre», et dans lequel la plupart des auteurs «se débattent dans des conditions effroyables».
Une société de survie en somme, conforme secteur par secteur, à l'impératif catégorique du néolibéralisme : sois disponible à toute heure au plus bas prix.
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Franck Cortès, A pied d'œuvre, NRF Gallimard, juin 2023, 180 pages, 18.50 euros, ean : 9782073024916.