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La Dimension du sens que nous sommes

Triste Tigre, Neige Sinno

16 Septembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

Un témoignage. L'enfance violée. «Pas de la grande littérature», prévient Neige Sinno. «Juste» un témoignage. Pas de l'autofiction. De la «non-fiction», un document, Mais qu'est-ce qui fait d'un témoignage une œuvre littéraire plutôt qu'un exercice judiciaire ? Ni construit, ni déconstruit : «ça irait à l'encontre de la sincérité». De quoi ? De la démarche ? Du ton ? Pas une autobiographie : un autre pacte. Voire pas de pacte du tout. Débrouillez-vous avec ça. C'est un peu de cela qu'il est question : qu'allons-nous faire de cette histoire, nous autres lecteurs ? De son histoire ? Qu'elle reste la sienne uniquement ? Pas de pacte donc, sinon sans cesse renouvelé, sans cesse dénoncé d'une certaine manière, car c'est nous l'enjeu de ce témoignage... C'est pourquoi Neige Sinno interroge par avance sa réception, qui pourrait bien le faire sombrer, ce témoignage, dans une littérature de genre -comme s'il pouvait exister, à propos de viol, à propos d'inceste, une littérature de genre... On se rappelle pourtant celle des «déportés» s'échouant sur le récit de Binjamin Wilkomirski, faux déporté ayant emprunté au genre sa structure, ses codes, ses «manies» -(l'analyse littéraire est parfois à vomir). Mais Neige Sinno les connaît bien ces tics d'écriture qui font d'une épreuve un genre. Elle les subodore, les devance, les répertorie jusque dans cet abîme des «excuses» que l'on cherche au violeur à sonder son enfance, battue, violée parfois, comme si ça pouvait expliquer, comme si ça pouvait alléger. La peine de qui ? Triste tigre que ce titan minable...

 

Neige Sinno écrit ainsi en toute conscience des risques qu'elle prend à ne pas se faire entendre, ou mal. Par avance, elle décrit ces fausses lectures inévitables qui viendront la déposséder de son récit et s'échappe de toutes les diversions qui voudraient nous faire passer à côté des raisons qu'elle a de s'être donné encore ce mal -de nous écrire... D'avance, elle circonscrit ces malentendus dans lesquels son livre comme tant d'autres, tombera de toute façon : où comprendre son expérience, où partager sa souffrance ? Quelle sera la bonne place pour son livre ? La table de chevet ? La bibliothèque cultivée ? A quel moment allons-nous le refermer pour passer au suivant. Du même genre. Ou d'un autre... Est-ce qu'il n'y a pas autre chose à tenter ? Comme de penser l'échafaudage mental que nos civilisations ont dressé pour empêcher le viol de disparaître comme fait de société ?

 

Son livre comme tant d'autres, s'ouvre ainsi au malentendu... Comme le Lolita de Nabokov qu'elle analyse avec talent. Comment expliquer, s'étonne-t-elle, que jusqu'à aujourd'hui, les couvertures de ce roman soit aussi contraire à son contenu ? Toutes campent sur le fantasme de la nymphette lascive et provocante, et toutes oublient que Lolita a... 12 ans ! De quelle culture participe ces choix éditoriaux ?

 

Du récit de Neige Sinno, on aimerait écrire qu'il est bouleversant, il l'est. Qu'il est fort, il l'est. Qu'il est d'une rare sincérité, puisqu'elle en fait une vertu qu'elle voudrait atteindre. Dira-t-on qu'il est «beau» ? Qu'il est «bien écrit» malgré les écarts de langage qu'elle s'autorise ? Ou bien qu'il est «fort» justement de ces écarts qu'elle revendique, cette langue qu'elle malmène, bafoue, «rabaisse»... «Faire de l'art avec mon histoire me dégoûte», affirme-t-elle. «Faire de la beauté avec l'horreur, est-ce que ce n'est pas tout simplement faire de l'horreur ?». Esthétiser la violence... On songe à Orange mécanique. Fort. Beau. Très esthétique, mais d'une cohérence inouïe avec le propos de Kubrik, non ? On songe à Adorno : comment écrire après Auschwitz ? On songe à la réplique de Celan, sa Todesfuge... Je songe plutôt à Rilke, affirmant que «la beauté est le commencement de la terreur qu'un être est capable d'affronter».

 

Cette terreur, Neige Sinno l'a traversée. Pas nous. Le «Nous» est important ici. J'ignore où lire son récit. Où l'entendre. «Il est naturel que ce qui est dit renvoie à un ailleurs, écrit-elle encore, à une ombre du langage où la vérité attend sans pouvoir être dite jamais». Attend ? Tapie mais dans quelle ombre ? Celle du langage ? Toujours dialogique et donc dans ces plis qui nous résistent et nous font signe ? «Je n'ai pas trouvé de solution pour parler de ça», ajoute-t-elle. Je n'en ai pas trouvé pour lire ça.

 

Le témoignage de Neige Sinno ne laisse jamais en paix, ni sa propre manière de raconter, ni le lecteur qui voudrait surplomber tranquillement sa lecture. «Quelle est la légitimité de l'art confrontée à la souffrance extrême ?», écrivait Adorno. Toute. Aucune. On en ressortirait d'ailleurs comment, de cette contemplation ? Neige Sinno souhaite que son livre n'ait pas beaucoup de lecteurs. Je souhaite le contraire. Pour que puisse surgir cette parole dans d'autres bouches tues, pour que son histoire devienne la nôtre, qu'elle s'inscrive au cœur de nos démarches de vie, qu'elle ne soit pas une «consolation» mais un refus de vivre plus longtemps dans un monde qui se satisfait de ce que ces témoignages ne passent pas la rampe du spectacle littéraire. Et pour que la littérature ne soit pas qu'un objet de consolation.

 

Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L., août 2023, 276 pages, 20 euros, ean : 9782818058268.

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