Les Ciels furieux, Angélique Villeneuve
25 Septembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant
Quelque part en Russie. Henni ne sait pas bien où, ni d'ailleurs où s'arrête vraiment le shtetl où sa famille, les Sapojnik, habite. Que s'est-il passé ? Elle vivait là, heureuse dans cette famille nombreuse où la mère ne se relevait d'une couche que pour enfanter un nouveau bébé que ses aînés prenaient à tour de rôle en charge. Et son tour était venu, le père s'affairait à faire rentrer du matin au soir l'argent pour nourrir la famille, la mère se reposait, et elle tenait à présent le dernier né, Avrom, dans ses bras. Que s'est-il passé ? Henni vivait heureuse, admirative de sa grande sœur qui savait tout sur tout, élevée par leur grand-mère qui n'avait cessé de tout lui transmettre, un savoir précieux que Zelda transmettait à présent à Henni. Que s'est-il passé ? Un jour des hommes fanatiques sont entrés dans la maison, ont tout cassé, tout détruit. Des hommes ordinaires poussés par quoi ? Le père a hurlé : «Fuyez !», alors ils ont fui sans savoir trop ni comment ni où. Que s'est-il passé ? Les gens du village du bout du shtetl sont devenus une milice enragée. Ce qui s'est passé, Henni l'a juste subi, l'a mesuré autour d'elle en découvrant les maisons des juifs dévastées, brûlées, leurs biens volés, les femmes, les hommes, les bébés jetés au feu par ceux qu'elle ne sait nommer autrement que «les brigands». Les brigands sont venus, ceux qu'on croisait hier dans le village et ils ont tout dévasté. Ce qui s'est passé, Henni n'en connaît même pas le nom, sinon que tout un village s'est rassemblé pour tuer les juifs, sa famille, ses amis, pour tout détruire et tout brûler. Et nulle part où fuir au long de ces vingt-quatre heures d'une violence innommable qui encadrent le récit. Ce qui s'est passé, c'est que les juifs ont tenté de fuir comme chacun le pouvait, à marche forcée dans la neige, la boue, la peur au ventre, les chiens lancés à leur poursuite. Ce qui s'est passé, c'est l'histoire d'un pogrom dont les livres ne pèsent pas la densité de chair, de souffrance, et dont le roman d'Angélique Villeneuve témoigne pour en saisir l'horreur et la grâce, oui, la grâce de ce personnage, Henni, qu'elle a refusé d'enfermer dans la monstruosité du pogrom révélé. Les massacreurs n'existent du reste pas dans le récit, ils restent indistincts, une masse indifférenciée, inarticulée, proprement inhumaine et congédiée à son néant vertigineux. Quelle focale que celle de cette enfant dont nous apprenons les rires, les joies, les soucis, jamais dépossédée de son humanité même au plus abject de la saleté du monde. Tout se passe au cours de ces vingt-quatre heures comme si l'horreur était une contiguïté incompréhensible qu'on ne pouvait ni absoudre, ni comprendre, une rupture de la trajectoire humaine dans la continuité d'un monde pourtant passablement vil déjà. «Ce qui s'est passé», Henni ne peut le comprendre. La question revient dans le texte comme un leitmotiv entêtant, ouvrant démesurément à l'incompréhension des hommes et se dressant comme un mur contre lequel est venue s'écraser l'innocence d'une très jeune fille.
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Angélique Villeneuve, Les Ciels furieux, éd. Le Passage, août 2023, 210 pages, 19 euros, ean : 9782847425048.
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