Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa
A paraître en août. L'un de ces romans de la rentrée littéraire qui s'en distingue en ambition, en singularité, en qualité. C'est l'histoire d'un homme qui agonise dans une abbaye. C'est l'histoire de l'Italie moderne qu'on traverse sur plusieurs générations, de celle d'avant Mussolini à celle de l'après-guerre et jusqu'aux années 80. L'enfance et la maturité d'un siècle tragique. C'est l'histoire d'une révolution technologique sans précédent, celle de l'électricité, du train, de l'apparition des voitures et du téléphone. C'est l'histoire d'un monde bouleversé, enraciné pourtant dans la nuit des temps et que cette nuit des temps recouvre toujours. C'est l'histoire de l'église romaine, traversée de part en part par la figure de Pierre, celui du traître, du lâche, du Quo Vadis ? rebroussant chemin sur la route de Rome, trahissant par trois fois avant que le coq ne chante, lâchant les clefs du Paradis qu'il n'a pas méritées. C'est l'histoire de Viola et d'un amour littéralement métempirique, qui aura tout emporté et charrié dans ses décombres l'inouï scandale d'aimer.
Le Piémont à l'automne 1986. Une abbaye presque quelconque perchée au bout de ses mille ans d'âge. Des moines en prière au chevet de l'un d'entre eux, qui n'est pourtant pas un frère mais qui se meurt, emportant son dernier secret dans la tombe, un secret qui ne sera révélé qu'au lecteur attentif au moment où son souffle s'éteindra. Celui qui meurt ne vécut là que pour veiller sur elle. Qui donc ? Et lui, qui est-il ? Un ancien criminel réfugié chez les moines ? Un immigré clandestin ? Que tente-t-il d'avouer dans ce dernier souffle qui tarde juste le temps d'en comprendre le sens ? Un secret... L'immense justification d'une vie démesurée. Non, c'est plus que cela. Un secret qui dépasse même ce qu'IL fut, ce que nous lisons, ce que nous comprenons ou pas et ce qui, de tout temps, échappe aux êtres humains.
Le mourant, c'est un nain. Michelangelo Vitaliani (1904-1986). Dit Mimo. Sur son lit de mort, Mimo voit passer sa vie l'instant d'une lecture. La petite enfance malheureuse, l'enfance plus malheureuse encore, ou ce moment d'octobre 1916 dans le train qu'il vient de prendre, l'Italie qu'il découvre enfin, la grande ville et sa soif de connaissance. Le voici apprenti sculpteur. Enfin, presque. En d'incessants allers et retours, dans le temps comme dans l'espace, par petites touches arrachées à l'Histoire, lentement se révèle sa stature : celle d'un géant. Mais sur son lit de mort, on sait qu'il veille sur «Elle», la captive de Pietra d'Alba où s'élève l'abbaye qui les a recueillis, Elle et lui, Mimo. Nous traversons avec Mimo le temps, celui des guerres et de leurs semailles de chairs martyrisées, au pas de course, comme si elles n'étaient que de rudes parenthèses à l'échelle du temps que la sculpture, la vraie passion de Mimo, a vertigineusement creusé sous nos pas. Le récit est tactile : de son souffle, on sent la tiédeur, l'intimité du bord des lèvres, ce grain de la voix qu'évoquait Roland Barthes, mieux : cette manducation de la parole qu'évoque Marcel Jousse dans son anthropologie du geste, un souffle qui, littéralement là encore, page après page, ne cesse de s'amplifier au fur et à mesure que celui de Mimo s'épuise. Et il s'épuise le sien, d'accidents en catastrophes, de drames en tragédies. Mimo enfermé dès sa naissance dans un corps malade, dessinant dans le marbre la possibilité d'une vie mais l'éprouvant toujours comme à deux doigts du bonheur qu'il ne connaîtra jamais, tâtonnant d'une passion l'autre pour, au final, n'accéder à l'auto-révélation pathétique de la chair aimée que dans le marbre d'une Pietà. Sublime.
C'est l'histoire d'une sublimation sublime...
C'est l'histoire d'une œuvre et peut-être de l'art tout entier, quand toute sculpture ne peut qu'être une Annonciation ou n'être pas, Fra Angelico en embuscade.
C'est l'histoire de Viola, qui se brisa les ailes croyant doubler Icare. C'est l'histoire d'un amour si libre qu'aucune histoire ne pourra jamais le contenir.
C'est l'histoire d'enfants qui jamais ne firent le deuil des rêves de l'enfance.
C'est l'histoire d'une institution incroyablement lucide qui confia les clefs de son royaume à un traître et un lâche.
C'est l'histoire d'un peuple, agrippés les uns aux autres jusqu'à l'aube incertaine, tant les nuits tanguaient. (D'un peuple agrippés, oui).
C'est l'histoire de ce bazar d'ivrognes à la dérive qu'est devenue l'humanité.
Celle des tyrans de cour de récréation, d'arrière-boutique, de fond de cale.
C'est l'histoire de la Chute Primordiale telle que nous ne pouvons que la vivre : «Je sais depuis ce matin gris et tendre que lorsqu'une femme se couche sous un homme, dans le port de Gênes, à l'arrière d'un camion ou sur un champ de foire, c'est pour adoucir sa chute».
C'est l'histoire du sentiment de miséricorde, exact écho de cette Chute.
Et celle d'une Pietà que la trop catholique église de Rome devait soustraire à la vue des fidèles, tant elle débordait d'Amour.
Une œuvre ce roman, on l'aura compris, plutôt qu'un genre littéraire et moins encore de rentrée, écrit comme on cisèle un bloc de marbre, d'une écriture éblouissante ramifiée en images somptueuses et glaçantes, à couper le souffle et d'une richesse qu'aucun commentaire ne saurait réduire.
Un roman qui d'une certaine manière évoque de l'amour ce que nos siècles ont égaré, qui n'ont gardé mémoire de sa richesse antique que celle de l'amour passion, platonique, dévoué, raisonnable, etc., abandonnant sur le bas-côté de nos routes abîmées l'homophronysê, pas moins charnel ou attentif au bien de l'autre que suggèrent sans y parvenir l'éros, la philia ou l'agapê, mais à découvert l'un de l'autre, dans la révélation d'une évidence, même si ce mot d'évidence prête à bien des suspicions.
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa, L'iconoclaste édition, 17 août 2023, 592 pages, 22.50 euros, ean : 9782378803759.