Le 34 septembre, Angelica Klüssendorf
L'ex-Allemagne de l'Est, aujourd'hui presque réconciliée : on y reste plus pauvre qu'à l'ex-Ouest... Y vivent Hilde et Walter, un vieux couple : 40 ans de mariage, très peu heureux. Walter trimballe ses lipomes en forme de cornes sur son front. Un front de taureau qui le résume bien. En fait il s'agit d'un double œdème cérébral en phase terminale, sans chimio possible. Il se défait de jour en jour à l'approche de la nouvelle année. Et puis il meurt. Invraisemblablement assassiné tandis que Hilde disparaît de la circulation. Peut-être l'a-t-elle tué ? Elle a fui en tout cas l'affreux village où ses journées s'épuisaient vainement. Enfin, presque : quelques années avant la mort de Walter, elle s'était inscrite à l'université pour y apprendre le Tchouktche, qu'elle a fini par maîtriser assez pour commencer à le traduire et écrire des poèmes dans cette langue quasi inconnue de l'extrême orient russe.
Walter est donc mort. Il a rejoint la compagnie des morts qui ne le sont plus tout à fait, fantômes errants dans le village, provisoirement ressuscités parce que quelqu'un a pensé à eux. Hilde sans doute en ce qui le concerne, songe-t-il. Hilde que l'on ne reverra plus. Walter, si. Il restera présent tout au long du récit : c'est sa rédemption loufoque et grave qui nous est racontée. Celle d'un vieil homme mort qui prend conscience de n'être plus qu'un état, condamné à le rester tant qu'il y aura au moins une personne à songer à lui. Et ça lui fait quelque chose, finalement, de réaliser que Hilde pense à lui.
Mort, il erre dans le village, la cherche, croise et les vivants et les morts, observe ces foules éparses, paumées la plupart du temps, frustrées au point que le récit construit une sorte de livre non pas des morts, mais des frustrés indéfectibles. Du reste, quand on parle de frustration, le Docteur Freud fait route lui aussi dans le village, toujours présent dans sa disparition, assagi par la répétition de ce besoin d'explications levé entre les hommes, avec toujours un bon mot inutile à la bouche, un poncif pour vademecum. Intéressé bien qu'un peu las, ce Freud qui comme les autres morts, peut avoir accès aux rêves de tous les vivants, toujours, partout. Freud donc en guess star, côtoyant quelques morts parfaitement inconnus, convoqués on ne sait trop comment ni par qui, ennuyés d'être toujours là et qui espèrent l'oubli qui les verra enfin se figer dans le néant.
Bref, l'enfer d'une certaine manière, si la mort n'est rien d'autre que ce vagabondage ambulatoire qui a définitivement congédié tout espoir de salut divin. Et cela bien que le docteur Freud développe sur cette question une philosophie bien personnelle : « L'enfer, rétorque-t-il à Walter, serait de savoir qui tu étais vraiment ». Il n'a pas tort...
Qui il était réellement, c'est ce que Walter va découvrir peu à peu, regrettant ce qu'il a fait subir à Hilde alors qu'il croyait l'aimer, et finissant par apprendre le Tchouktche.
Le temps passe. Freud affirme à qui veut bien l'entendre qu'à la fin, tout aura disparu, et lui et son œuvre avec et toutes les œuvres de l'humanité et cette dernière aussi sans bientôt laisser aucune trace d'elle, toute entière sombrée dans son néant. Walter pourtant accomplit sa rédemption dans ces fins de monde où toute rédemption est devenue inutile. Et à la fin du roman il ne restera que la pluie, qui tombe pour rien et ne justifie rien. Non l'eau du baptême, ni l'eau purificatrice, pas même consolatrice, sinon, tout de même, cette rédemption de Walter qui nous est offerte pour rien, mais avec une immense tendresse pour le genre humain, défait à l'aube de sa défaite, avant même d'avoir osé la moindre espérance...
Mais rien de sinistre : ce roman est drôle à mourir !
Angelica Klüssendorf, Le 34 septembre, édition Jacqueline Chambon / Actes Sud, traduit de l'allemand par Justine Coquel, septembre 2022, 206 pages, 22 euros, ean : 9782330169190.