La peau du dos, Bernard Chambaz
Auguste Renoir rencontre par hasard Raoul Rigault dans la forêt de Fontainebleau, où le premier a posé son chevalet, et le second fui la police de l'empire. Rigault, futur commissaire de la Commune de Paris, futur procureur de cette même Commune, après vingt-deux mois de prison et dix condamnations, se lie d'amitié avec Auguste qui cherche cette nuance de jaune qu'il ne sait encore reproduire sur la toile. On est en mai 1870. Une époque où un peintre risque la prison s'il se refuse à peindre des sujets nobles ou se permet de représenter le faciès hilare d'un crétin de village. Alors imaginez Courbet, exposant au profit de femmes condamnées pour fait de grève -dont La femme au perroquet ! Les deux jeunes hommes se reconnaissent donc pour compagnons l'un l'autre, alors que Renoir vient de sauver Rigault de la police en le faisant passer pour peintre.
La guerre les sépare bientôt. Renoir est enrôlé et va peindre la fille du capitaine de son régiment, qui a une peau du dos qui «repousse la lumière».
Jaillit l'insurrection. La Commune s'organise. Mais Auguste est accusé de peindre les plans de Paris pour les transmettre aux Versaillais. Cette fois, c'est Rigault qui le sauve. Bientôt Paris brûlera, Rigault sera abattu, son cadavre exposé toute la journée dans la rue avant d'être jeté à la fosse commune. Il meurt à vingt-cinq ans. La dernière barricade tombe, déjà l'on agence un tourisme des ruines à peine la semaine sanglante achevée...
Tandis que Chambaz rend un hommage appuyé à Rigault.
Renoir, peint. Loin du désastre. La nature. Cette exigence que tente au fond Chambaz, comme fasciné à son tour et curieusement, moins par l'engagement de Rigault dont il signe pourtant une sorte de mémorial, que par la quête de Renoir, dont il transpose les études picturales dans le champ de l'écriture. Comment peindre ou décrire la nature ? Ut Pictura Poesis... Son motif à lui, Chambaz, c'est Renoir allant au motif. Pas Rigault. Ses objets sont ceux du peintre : un nuage, la colline, le bleu du ciel... La Commune n'est qu'une toile de fond, souvent perçu négativement, qui va du reste toujours vers son échec.
Certes, il est bien question de l'amitié aussi dans ce court récit, comme d'un thème qu'il emprunte sans vraiment l'approfondir, comme s'il allait de soi. Glanant son vocabulaire dans celui du XIXème siècle, Chambaz parvient à poser ce regard d'hommes libres qui ne sont plus la proie des choses et qui se sont reconnus. Sereins. Bienveillants. Souvent dans ce récit, qui aurait pu être chahuté par l'Histoire immensément monstrueuse, Auguste et Raoul ne font rien qu'être là, présents l'un à l'autre, détendus. Deux amis, pelotonnés dans le déversement d'une douce amitié.
Et tout se passe comme si tout ceci pouvait, ou devait, s'abstenir de mots, comme si plutôt les mots de l'Histoire ne pouvaient que se briser sur l'horizon de l'action citoyenne qu'ils dressent en effigies barbares du réel. Comme si la seule perspective possible du langage ne pouvait être que le silence où la peinture le plonge. Comme si l'objet du récit d'une amitié par essence inexplicable, ne pouvait être que la beauté, qui est précisément l'objet de la peinture. Chambaz déroule une sorte d'anti- Laocoon (Lessing), en affirmant sans cesse que la loi de l'écriture est celle de la peinture. En poète, il travaille l'œil, pas l'Histoire, ouvrant sans cesse son récit moins aux concepts qu'aux percepts, c'est-à-dire y construisant une esthétique dont l'objet est la perception sensorielle. Or à bien des égards, il y réussit.
Bernard Chambaz, La peau du dos, éditions du sous-sol, août 2022, 140 pages, 17 euros, ean 9782364686601.