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La Dimension du sens que nous sommes

Cher Connard, Virginie Despentes

16 Septembre 2022 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant, #LITTERATURE

Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...

C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.

Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...

 

Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...

 

La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?

 

Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?

 

Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.

 

L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.

Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...

C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?

 

Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat  : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.

L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.

Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.

Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.

Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.

Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...

Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).

Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).

 

Qu'est-ce qui justifie nos vies ?

Au fond, c'est ça le thème du roman.

«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.

Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.

«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.

 

 

Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.

La Grande librairie :

La grande librairie - Virginie Despentes, Lola Lafon, Laurent Gaudé et Blandine Rinkel en streaming - Replay France 5 | France tv

Bouillon de culture (1998) :

1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA

Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.

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