Triple Zéro, Madeleine Watts
L'Australie sous les flammes. Au centre des urgences, au OOO, les appels n'arrêtent pas. Toute la misère du monde déferle là, avec des deux côtés de la plate-forme, des êtres échoués. Le centre d'appel de Sydney est comme un immense observatoire de la vulnérabilité du monde, tel qu'il va. Comprenons : de l'humanité et son environnement : l'Australie assaillie, vague après vague, de canicules toujours plus violentes, toujours plus meurtrières. Et aux vagues de chaleur succèdent les vagues d'inondations, pas moins assassinent. L'eau recouvre tout, sauvagement. Il faut évacuer des milliers de personnes, toujours, partout, laisser la boue déglutir les villes, bientôt de nouveau ravagées par les méga-incendies.
Mais c'est plus que cela. La narratrice -ne la nommons pas : elle est le témoin, au sens fort et étymologique du mot grec : le martyr qui nous rapporte son crucifiement-, est comme une magistrale caisse de résonance qui bruit de tout ce qui a rendu le monde et les êtres vulnérables. Il n'y a plus de travail, plus de place pour personne et pas davantage pour elle, son doctorat presque en poche, à réaliser qu'il ne servira à rien. Au triple zéro, ce qu'elle entend, c'est sa voix décuplée, ses souffrances redoublées, sa fragilité devant la vie ressassée nuit et jour par des êtres impuissants à qui ne restent que ces gestes de désespérés qu'ils font au-dessus de leur tête (Artaud).
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'un amour éteint. Lachlan était l'aimé, l'incendie qui n'avait jamais pris tant Lachlan se montrait raisonnable à "calculer" l'élue avec qui partager une vie confortable. Ironie de l'affaire, l'aimé portait le nom même d'une rivière qu'un arrière-parent avait remontée, croyant pouvoir découvrir au centre de l'Australie une mer intérieure gigantesque, puisque dans ce pays, toutes les rivières coulaient non vers l'océan, mais l'intérieur des terres.
C'est donc aussi l'histoire d'un vieux mythe australien, familier et intime, d'un eldorado qui jamais ne cessa d'irriguer l'imaginaire du pays, d'un pays dont le plus grand lac, le Victoria, n'est plus qu'un cadavre gisant sous les jacinthes qui l'ont envahi, réchauffement climatique oblige.
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme à qui l'on a coupé les ailes. Battue, violée, déplacée, c'est l'histoire de sa traversée vers des douleurs anciennes, l'histoire d'une jeune femme qui a fini par vouloir être totalement défaite.
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme lucide qui observe l'énormité de l'histoire et du temps à l'échelle des millénaires. Son histoire, nos histoires, dans cet horizon aujourd'hui dévasté et comme anhistorique : c'est l'histoire du fabuleux déni des autorités australiennes, qui laissent filer le monde à sa perte.
Et c'est encore bien sûr plus que cela, car « le plus terrible, c'est que le temps suit son cours »... Un cours qui voit son apothéose s'achever dans le dernier chapitre où le destin du monde se conjugue à celui de la narratrice. N'évoquons que celui du monde : voilà ce qui se passe, déjà, avec le réchauffement climatique... A +2° (nous en sommes à 1,2°), les eaux submergeront la côte australienne et s'infiltreront jusqu'à cet immense lac intérieur souterrain qui existe bel et bien. Les collines s'effondreront, l'Australie deviendra une île gorgée d'eau, mais ses villes resteront inflammables. En outre, leurs canalisations éclateront, les égouts déborderont... Quant aux incendies à répétition, déjà ils ont créé leur microclimat. Le ciel australien, de semaine en semaine, verra fleurir les nuages de feu des pyrocumulonimbus, qui ressemblent trait pour trait au nuage qui suit une explosion nucléaire.
Enfin, c'est bien plus que cela. C'est un texte magnifique, virtuose, poignant. Un premier roman accompli, parfaitement maîtrisé malgré son invraisemblable ampleur. Celui d'une professeure de littérature qui de page en page n'a cessé de se poser cette question : qu'est-ce que la littérature ? Sinon aller au devant du monde réel pour se défaire, nous dit l'autrice, de la langue de l'université. Il faut aller là où vivent les « voix authentiques », ajoute-t-elle, là où la brutalité du monde se saisit du langage pour en tordre les codes. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut espérer laisser quelques traces que d'autres ramasseront.
PS : traduit par Brice Matthieussent !
Madeleine Watts, triple Zéro, traduit de l'anglais (Australie) par Brice Matthieusent, éditions Rue de l'échiquier, avril 2022, 302 pages, 24 euros, ean : 9782374253268.