Les villages de Dieu, Emmelie Prophète
Des phrases courtes. Très. Voire pas même, réduites à leur plus simple expression, sujet, verbe, un complément peut-être. Courtes. Posées plutôt que scandées. Comme un bastringue inhabituel de mots perdus à fleur de pages. Un homme. Laid. Court sur pattes. Mutique. Cela commence comme ça. Un homme affreux qui jouit vite et mal, mais paye bien. Il n'habite pas la cité. Il est venu se soulager. Refermant tout espoir de porosité entre son monde et celui de la cité, hormis ces frottements qui n'appartiennent qu'à lui et qui ne sont pas même libidineux, ni sexuels, mais ancrés dans le spectre de ce qui est devenu chez lui une monomanie indéfectible. Infrangible. Fidèle si vous voulez : un entêtement qui lui permet de persévérer dans son être -son non-être plutôt, mais c'est une autre histoire, encore que... Les chapitres eux-mêmes sont courts et comme sans liens les uns avec les autres. Ceux d'un récit désarticulé, mais d'une histoire tout de même, racontable -l'auteur s'y emploie. Grand Ma est morte depuis neuf mois. Le temps d'une gestation en somme. Dans la cité où vit Célia, sé-vit le gang de Freddy. Trente morts lors de la dernière échauffourée... La cité, c'est celle de la Puissance divine. Les voies de Dieu... A Port-au-Prince. On s'y affronte nuit et jour dans des guerres de bandes inépuisables. Morts, veillées, on passe son temps à tenter de rassembler l'argent des enterrements. Là, Freddy a tout payé. Les funérailles peuvent dérouler leur liturgie, sous la protection des Glocks 40 et des fusils d'assaut AR15, dans cette église de tôles et de bâches qui leur tient lieu de culte. Tonton Frédo, le fils de Grand Ma, est présent, lui qui avait naguère participé aux Jeux Olympiques d'Atlanta, son heure de gloire, avec la délégation haïtienne. Enfin, présent... Sans doute est-il trop abîmé par l'alcool pour l'être vraiment. Célia aussi y est. Vingt ans. La petite fille de Grand Ma, ultime rejeton d'une lignée de drogués. Pas désirée, juste arrivée, toujours au mauvais moment. Alors Célia raconte. C'est comme son journal qu'on aurait entre les mains. Discontinu. Forcément. L'école tout de même, jusqu'aux cours élémentaires, où elle apprit ce français que personne ne parle ici, dans cette cité de la Puissance divine hérissée de cabanons en tôles. Mais n'allez pas croire que la cité est loin de tout : facebook l'a pénétrée. Les cités s'adossent les unes aux autres, connectées. Et toutes plus meurtrières les unes que les autres, la preuve : Joël a buté Freddy. Joël, le bras droit de Freddy ! Les lieux sont féroces, quand il n'y a lieu que le lieu. A côté de la cité de la Puissance divine campe celle de Bethléem... Plus loin, Source Bénie, une vrai décharge. Il faudrait que Dieu aille voir tout cela de plus près : ces cloaques où l'on meurt toujours à la hâte. Célia demain ? Car Joël l'a convoquée parce que sur facebook, elle ne disait pas assez de bien de lui, ne likait pas ses posts. Joël veut qu'elle ne fasse que parler de lui sur facebook. Ecrit comme un récit de vie, une autofiction, en phrases courtes de mots furtifs qui décochent, parfois, un trait. C'est quoi la puissance romanesque ? Faudrait-il le secours de la sociologie pour en décider ? Evoquer ses ancrages non romanesques ? Je parlais d'une histoire racontable. Seule porosité entre le monde décrit et la communauté des lecteurs dont je suis. Seuls frottements possibles. Mais où est-ce que ça frotte ? Dans quel repli de la conscience fourvoyer sa lecture ? J'ai refermé le livre sur sa dernière page, et puis ? J'ai songé à cet homme des premières pages, venu se soulager. Nous : mais de quoi ? J'ai pensé à l'auteure, qui pour construire un pareil édifice, ne pouvait pas ne pas savoir qu'aucune information jamais ne serait transmise entre ceux de la cité et nous, qui ne pouvait pas ne pas connaître la supercherie de la littérature à vouloir nous faire croire que l'on a partagé un court chemin de conscience, qui ne pouvait pas ne pas vouloir nous faire partager ces quelques émotions abandonnées au fil des pages. A côté de l'idéologie que nous partageons tous, de la « neutralité instrumentale des mots » (lisez à ce sujet l'essai de Josiane Boutet : Le Pouvoir des mots), qui nous donne à penser que l'existence même de ces mots que nous avons en partage attesterait de notre qualité d'êtres libres, demeure le mystère -puisque nous sommes ici plongés dans la Puissance divine (mais pas sa Gloire)-, de lire ce qui ne peut en rien se partager. Où donc faire roman de ce récit quand nous ne sommes ni égaux ni conscients ? Qu'est-ce que la narration retient à cette distance ? La possibilité de persévérer dans notre être ? Lire, un cordial ? Un soulagement ? Comme le monsieur du début ru récit ?...
Les villages de Dieu, Emmelie Prophète, éditions Mémoire d'encrier, avril 2021, 214 pages, 19 euros, ean : 9782897127282.