Abdellatif Laâbi, Le fond de la jarre
Roman de maturité, affirmait Abdellatif Laâbi quand on lui demandait pourquoi il ne l'avait pas écrit plus tôt, alors qu'il le portait en lui depuis des années. D'une maturité apaisée, débarrassée des douleurs qui encombraient sa vie au sortir de la prison : plus de huit années d'enfermement ! Il fallait bien finir par oublier les souffrances, reprendre le chemin. Celui de la poésie essentiellement, répondre à son appel.
Roman largement autobiographique, Le fond de la jarre tient tout entier dans un minuscule espace : celui d'un quartier, un seul, de la Médina de Fès. Symboliquement, il reste comme une trace de la prison : le quartier est fermé par un lourd portail, clos derrière un mur d'enceinte, s'offrant comme une immense cour à l'aplomb de laquelle le ciel ouvre démesurément ses promesses.
La Médina de Fès n'est plus, dans ce roman, éprise d'ombres et d'amertume. Elle n'est plus cet espace indigne qui habitait les poèmes d'avant les années 2000. Abdellatif Laâbi s'est réconcilié avec le lieu de ses origines, se réconcilie plutôt, là, dans l'écriture de cette très douce fiction autobiographique, avec lui-même et les lieux de son enfance.
Namouss a sept ou huit ans. Il nous guide dans son monde à lui, qui emprunte à la Médina les parures de ses visions. Tout est vrai, tout est fabriqué, la fiction l'emporte même si tout fut vraiment comme ce qu'il nous en confie. Et bien en-deçà. Car c'est par les yeux de Namouss que nous découvrons cette Médina, débarrassée de ses clichés, de ses tropes orientalistes. Les yeux qui nous la donnent à voir sont ceux de l'aventure, ceux de l'enfant découvrant dans son monde le monde qu'il va étreindre à gorge déployée. Le récit ne commence-t-il pas sur un immense éclat de rire ? Namouss n'est pas un « témoin », au sens où il n'est pas ce martyr que l'étymologie grecque du mot contraint. Namouss est l'innocence, l'imagination, la rêverie qui soustrait le monde à son abjection doctrinale. Le fond de la jarre n'est ainsi pas un roman pittoresque, exotique, pas même militant, juste un regard posé sur un premier matin du monde. Une œuvre d'emblée savoureuse qui navigue au près de nos enfances, à travers le quotidien d'une famille d'un quartier populaire. Le ton est celui de la réjouissance. La force de l'évocation est celle de la poésie qui caracole plutôt qu'elle ne lanterne à la remorque d'un usage couleur locale de la Médina. Un seul quartier de cette Médina. Et ce minuscule quartier, sous la force du verbe, devient immense : le terrain d'un apprentissage singulier mais au fond universel, celui des mondes imaginaires dont chaque être doit peupler le monde pour le faire sien. C'est donc par la langue, bien sûr, ce seul Eden, qu'Abdellatif Laâbi nous offre son aventure, notre aventure commune. L'enfance est lieu d'errance : la langue d' Abdellatif Laâbi vagabonde donc. C'est par elle que le récit se fait savoureux. Une langue que Namouss découvre sur les bancs de l'école, incongrue, déjà une jouissance, mais qui ne serait rien s'il ne l'avait habillée de tellement d'autres langues : ces langues perdues et retrouvées sous la palette du poète qu'est Abdellatif Laâbi.
Tout le récit est traversé par ce qu'elle a d'inouï, cette langue d'Abdellatif Laâbi : française, elle est celle dans laquelle Namouss va se construire, mais habitée par mille autres dont Abdellatif Laâbi sait réveiller la ferveur. Celle du souk, celle des marchands jobardeurs, celle des commères et de l'oncle conteur, son « homère » à lui, celles aussi, secrètes, du rituel des rêves des femmes se contant chacune le sien et celle, surtout, de la mère, volubile, ramageuse, volontiers épicée sinon triviale, toujours apostrophant le monde, cette mère aux tirades « inexorables ». C'est là qu'il nous emporte, dans ce français habité par ses ombres, un français, si j'osais, colonisé par ces langues dont il voulait se défaire et qui relèvent de la tradition orale du monde maghrébin.
Mais Namouss, « mon ancêtre et mon enfant », écrit Abdellatif Laâbi, celui auquel l'oncle, de retour de pèlerinage, offre un linceul, celui auquel en fin de récit Abdellatif Laâbi « emboîte » dit-il, le pas, ne fait peut-être que recouvrer un travail enfin accompli, celui du deuil de Ghita.
Abdellatif Laâbi, Le fond de la jarre, folio Gallimard, F7, dépôt de 2010, écrit entre mai 2000 et juin 2001 précise l'auteur, 278 pages, ean : 9782070438372.